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Va-et-vient (traduction intégrale)

Va-et-vient (traduction intégrale)

Une nouvelle de Lynn Steger Strong traduite en français avec la permission de l'auteure.

Version originale publiée dans Joyland Magazine sous le titre de Swings (New York, 7 juillet 2019)
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    Il faisait défiler les gazouillis sur Twitter en essayant de se rappeler comment on se sentait quand le temps n'avait ni poids ni structure. Il avait lu à moitié trois articles sur les risques liés au crédit-bail adossé quand la photo d'une paire de seins pâles vêtus d'un soutien-gorge vert foncé était apparue à l'écran de son téléphone en provenance d'un numéro qu'il ne connaissait pas.

On s'est parlé sur Tinder il y a quelques mois, disait le message sous la photo. Je suis de retour à Port St. Lucie pour la semaine. Il y avait erreur sur la personne. Il n'habitait pas Port St. Lucie – il habitait New York – même s’il avait vécu près de Port St. Lucie quand il était petit. Il s'était marié bien avant que Tinder ne soit un terme.

Mauvais numéro, dit-il, désolé.

O.K., répondit-elle, ben soit Charlie est vraiment un con, soit il pensait qu'on s'entendrait bien

Je ne connais personne du nom de Charlie, répondit-il. Mais c'était faux. Le gars qu'il connaissait n'aurait toutefois pas su plus que lui comment aller sur Tinder. Mais la femme d'Andrew était endormie juste à côté de lui, le bébé reniflant, assoupi sur sa poitrine, et tout ce qu'il voulait, c'était que cette fille lui foute la paix.

O.K., dit-elle, apparemment imperturbable, comment tu t'appelles alors?

Marié et père d'un enfant, texta-t-il. Vieux.

J'aime les vieux, dit-elle.

Il se sentit rougir, supprima l'échange.

***
Le bébé renifla et remua et il la prit avant qu'elle ne se mette à pleurer. Il poussa son téléphone sous le lit et sortit avec elle dans le corridor pour éviter que sa femme ne se réveille. Il arpenta le corridor, le bébé dans les bras, allant et venant. Elle grogna davantage. Elle avait le rhume, parce qu'on dirait qu'elle avait toujours le rhume, et elle produisit ce son épouvantable qu'elle faisait quand elle mettait trop d'efforts à respirer. Puis elle chigna doucement et posa le poids de sa tête sur son épaule et il alla chercher quelque chose à manger à la cuisine.
***
« Andrew? » appela sa femme de la chambre. « Elle va bien? »

Il voulait lui dire de continuer à dormir, mais il savait que ça ne servirait à rien. Il avait arrêté de lui répéter, quand elle se réveillait alors que ce n'était pas nécessaire, stp rendors-toi Julie, parce qu'elle ne le faisait jamais, et il ne voulait pas qu'ils se disputent.

« Oui », dit-il en étalant du fromage en crème sur un bagel. « Elle s'est rendormie. »

Le soleil se levait, et il allait bientôt devoir se rendre au travail. Il devait les quitter, ce qu'il détestait, mais son job rapportait plus que le sien et elle avait voulu arrêter de travailler. Il fallait payer le loyer et acheter de quoi manger. Qu'elle eût voulu arrêter de travailler, pendant la première année du moins, parce que ce serait difficile de joindre les deux bouts, mais ils pourraient s'arranger, parce sa mère à elle avait toujours travaillé et elle semblait définir ce que devait être une bonne mère à l'aune de tout ce que sa mère n'avait pas fait, elle semblait l'oublier parfois et penser qu'il l'avait forcée à arrêter. Elle semblait penser parfois qu'il avait choisi, déclaré tout haut sans lui donner la chance ou le temps de l'en empêcher, d'être celui qui avait le loisir de partir.

Elle sortit de la chambre, blafarde, le visage enflé. Elle entortilla ses cheveux sur le dessus de sa tête et les attacha. Elle portait une de ses chemises, pas de pantalon, et il pensa brièvement à la dernière fois qu'il l'avait baisée, la dernière fois qu'elle l'avait laissé faire – c'était l'impression que ça donnait maintenant quand ils couchaient ensemble. Il demandait et ils faisaient tous deux semblant qu'il ne demandait pas. Il quémandait sans dire un mot. Il reste que la dernière fois, elle était venue, pour la première fois, croyait-il, depuis l'arrivée du bébé. La dernière fois, elle l'avait chevauché, le bébé enfin endormi dans la balançoire électrique près de leur lit. Ils avaient même ri, ensemble. Ses seins nus, gonflés de lait, au-dessus de lui, ils avaient regardé le bébé qui se balançait, les sons de la forêt tropicale jouant trop fort, mais ils avaient craint de les éteindre, et ils avaient ri.

Le va-et-vient de la balançoire était brusque et rapide et Julie avait été au début réticente à l’y mettre, mais maintenant, quand il arrivait à la maison, le bébé s’y trouvait pratiquement toujours, allant et venant. Parfois, il s’inquiétait de l'effet de ce va-et-vient sur son cerveau. Mais elle y était calme alors qu’elle n’était calme nulle part ailleurs, à moins que ce soit dans les bras de quelqu’un qui bougeait; à moins que ce soit à l’extérieur, fixée à la poitrine de quelqu’un.

Il se demandait maintenant parfois si Julie l’y laissait toute la journée.

***
« Tu veux manger quelque chose? » lui demanda-t-il.

Elle secoua la tête. Elle avait maigri au cours du dernier mois, elle était plus maigre encore qu’à n’importe quel moment depuis qu’ils s’étaient rencontrés. Pendant des semaines après l’arrivée du bébé, elle avait eu l'air toujours enceinte. Encore toute enflée, elle avait passé le plus clair de son temps torse nu parce que ses mamelons saignaient, gercés à cause de l’allaitement. Il avait été fasciné par sa forme étrange, par le fait même de son corps devenu cet espace inconnu, compliqué.

Elle avait dû subir une césarienne. Son travail avait duré quarante heures, puis ils l’avaient opérée d’urgence et pendant un certain temps après l’accouchement, il en avait voulu au bébé de ce qu’elle avait fait subir à Julie pour naître.

Tout avait été tellement animal, ses cris et sa façon de se tortiller, et lui qui l’aidait à marcher dans le corridor en lui tenant la main et passait peut-être trop de temps à consulter ses courriels sur son téléphone pendant qu’on examinait son cervix pour la trois millionième fois, et le médecin qui secouait la tête en prononçant un chiffre qui n’était pas le chiffre qu’ils espéraient et sortait de la chambre sans rien dire de plus.

Pendant le cours de quatre heures sur l’accouchement auquel Julie les avait inscrits à son studio de yoga, la femme avait dit, tellement souvent que lui et Julie en avaient ri par la suite, c’est la chose la plus naturelle au monde, et pendant toutes ces heures qu’elle avait passées à se tordre de douleur, il avait réussi à se convaincre que c’était vrai. Il avait cru que ça irait bien et qu’ils finiraient par passer à la prochaine étape; jusqu’à ce qu’il n’y croit plus, jusqu’à ce que le rythme cardiaque du bébé pose problème et que ça fasse trop longtemps que les eaux de Julie soient crevées et qu’il y ait, avaient-ils dit, un risque plus élevé d’infection, jusqu’à ce qu’ils gavent Julie de médicaments et qu’elle se mette à frissonner et que ses dents se mettent à claquer et qu’ils la transfèrent dans une salle où il devait porter un masque et une blouse chirurgicale et où tout était brillant, affuté. Sans faire exprès, il avait regardé de l’autre côté du rideau et il l’avait vue, le ventre ouvert. Il n’avait jamais aussi désespérément voulu aider et ne s’était jamais senti aussi mal équipé pour le faire.

***
Le bébé s'agita sur son épaule. Il ne lui en voulait plus. Il l’aimait, ce qui était le but de l’opération, il le savait depuis le début. Il l’aimait, mais elle ne parlait pas et faisait bien peu à part chier, dormir, manger et hurler chaque fois qu’elle ne se trouvait pas dans la balançoire ou dans les bras de quelqu’un, à se faire promener. Elle avait peut-être irrévocablement changé sa femme – il n’aimait pas ça non plus à son sujet. Il était néanmoins content qu’elle soit là au lieu de l'inverse. Il se réveillait parfois alors que les deux étaient endormies, Julie et le bébé, et il se disait qu’elle était la meilleure, la plus parfaite, la plus douloureusement extraordinaire chose qui soit.

« Elle a faim », dit Julie.

C'est ce qu'elle disait toujours. Chaque fois que le bébé émettait un son, Julie croyait qu'un sein était la solution.

« Bois un café », dit-il. « Laisse-moi te nourrir d’abord. »

Le bébé toujours dans les bras, il cassa deux œufs et décrocha la poêle de fonte. Il prit le porte-bébé, accroché à l'une des chaises, et y inséra le bébé. Il coupa des poivrons, des oignons et du gouda. Il fit griller du pain.

Elle s’assit et le regarda en souriant.

« Tu ferais une excellente femme au foyer », dit-elle en sirotant le café qu’il lui avait versé.

« Je sais », dit-il.

Il fit glisser l’omelette dans une assiette qu’il lui tendit.

Il se versa une tasse de café et se tourna à nouveau vers elle, mais elle avait désormais l’air triste et il voulut lui crier d’arrêter. Il voulait la réchapper de cette pensée qui l'avait soudainement abattue, retourner à avant.

« Ça va? » demanda-t-il.

« Je suis juste fatiguée. »

Il ne répondit rien.

« Je ne suis pas une bonne femme au foyer », dit-elle.

Il la connaissait assez pour savoir qu’il ne pouvait rien répondre à cela. Elle ne voulait pas être femme au foyer. Même les mots « femme au foyer » dans sa bouche semblaient absurdes. Elle était brouillonne. Elle n’aimait pas cuisiner; elle n’aimait même pas leur cuisine. C'était vrai qu'elle n’aimait pas non plus son travail. Elle semblait éprouver le besoin de prouver à quel point elle aimait le bébé en passant tout son temps avec elle. Elle semblait aimer, la plupart du temps, avoir la liberté de se balader en ville avec le bébé au beau milieu de la journée.

« Tu dois te préparer », dit-elle en tendant les bras vers le bébé, les trois quarts de son omelette toujours dans l’assiette.

« J’ai le temps », dit-il.

« Tu dois prendre une douche. »

Elle retira le bébé du porte-bébé, et elle se réveilla immédiatement et voulut saisir Julie. Elle l’emmena dans l’autre pièce et Andrew alla prendre une douche et se préparer à partir.

***
Au travail, il pensait parfois à elles, et parfois il se souvenait d’elles, qu’elles étaient à la maison sans lui, et il était étonné d’avoir pu passer autant de temps, peu importe combien de temps, une heure, quarante minutes, sans se demander comment elles allaient. Il aimait bien son emploi et savait qu’il aurait dû être reconnaissant de ne pas le détester. Grâce à lui, ils bénéficiaient d’une assurance-maladie, payaient leurs factures. Il lui arrivait souvent de devoir rester tard et quand il revenait à la maison et constatait qu’elle avait commandé une autre boîte de frites du petit restaurant au coin de la rue pour souper, il devait faire un effort pour ne pas lui dire qu’il s'inquiétait que ce soit tout ce qu’elle mangeait.

***
Il reçut le second texto des seins deux jours plus tard. Ce n’étaient pas les seins, mais plutôt la propriétaire des seins. Il avait supprimé les premiers textos, mais le numéro était resté gravé dans sa mémoire.

Comment ça va? demanda-t-elle. Tout ce qu’il y avait de plus inoffensif comparativement au premier message.

Il était dans le métro. Il était resté tard au travail et sa femme l’avait texté pour lui dire qu’elle commandait du resto et lui demander s’il voulait quelque chose.

Fatigué, répondit-il à la fille dont il ne connaissait pas le nom mais dont il avait vu les seins, la couleur de son soutien-gorge contre celle de sa peau toujours facile à évoquer dans son esprit.

Elle lui envoya alors une suite d’émojis qu’il ne comprit pas et il les supprima, texta à sa femme qu'il voulait des doigts de poulet, puis lut un article sur la prolifération nucléaire à l’écran de son téléphone.

Cette nuit-là, lui et Julie se disputèrent. Il portait des lunettes. En théorie, aux yeux de la loi, il était aveugle sans elles. Il s’était levé parce qu’il avait entendu pleurer le bébé, et il s’était rendu à la cuisine. Il avait vu son corps sans pouvoir discerner ce qu’elle faisait et il lui avait demandé.

« Qu’est-ce que tu fais? » avait-il dit parce qu’il ne pouvait pas la voir.

Elle lui faisait dos, il s’en rendit compte après avoir trouvé ses lunettes sur le comptoir. Il reconnut son erreur aussitôt qu’il eût posé la question, mais il était alors trop tard.

« Qu’est-ce que tu veux dire, ce que je fais? » dit-elle, en colère. « Je fais ce que tout bon parent doit faire », dit-elle. « Je garde en vie l’enfant qu’on a fait. »

Il se tint immobile et tenta de ne pas lui crier dessus en retour.

« Mes lunettes », dit-il.

« Qu’as-tu fait pour la garder en vie aujourd’hui? » dit-elle.

« J’ai travaillé », répondit-il.

« C’est ça », dit-elle. « Parce que tu es la seule putain de personne fonctionnelle ici. »

Elle était en train de préparer une bouteille, ce qui, en partie, causait sa frustration. Sa production de lait diminuait à cette heure de la nuit et elle avait commencé à donner une bouteille au bébé en espérant la faire dormir plus longtemps, et bien qu’il comprît vaguement qu’elle y voyait un échec de sa part, ça l’inquiétait un peu, la violence avec laquelle cette frustration se manifestait chaque fois qu’elle se levait pour préparer la bouteille au milieu de la nuit. Comment elle semblait même en vouloir à la boîte de formule sur le comptoir de la cuisine chaque fois qu’elle passait à côté. Il lui avait offert de le faire à sa place, de faire de ce boire son boire à lui, mais elle avait dit que c’était ridicule, qu’elle ne pouvait pas dormir quand le bébé ne dormait pas, qu’elle aimait la tenir contre elle pendant qu’elle buvait à la bouteille, et même si elle ne buvait pas le lait de ses seins, au moins il y avait le peau-à-peau et elle respirait son odeur. Il en avait de la peau lui aussi, mais il ne lui fit pas remarquer. Il avait peur de sa femme la plupart du temps, c’était la réalité, leur vie ensemble maintenant, et quand elle parlait, il faisait généralement son possible pour acquiescer et faire ce qu’elle lui disait de faire.

***
Ça va mieux? lui texta la fille aux seins le soir suivant quand il était dans le métro.

Un peu, dit-il. Dure nuit.

Je sais ce que c’est, dit-elle.

Il rit tellement fort que la femme assise à côté de lui regarda son écran, peut-être pour voir ce qu’il y avait d’aussi drôle. Il l’imagina, cette fille qu’il n’avait jamais vue au-delà de son soutien-gorge vert et de sa peau pâle, en train de boire et de danser quelque part, penser qu’il aurait pu être en train de faire quelque chose de semblable.

***
Au travail, il répondit au nom de Julie à un test sur la dépression postpartum et il (en tant qu’elle) obtint cent pour cent.

Il googla quoi faire quand votre femme souffre de dépression postpartum et se fit dire que peu importe ce qu’il disait, elle penserait qu’il mentait et se sentirait mal. Ça disait que plus longtemps on l’ignorait, plus de temps ça prendrait à se régler. Ça disait qu’il pouvait tout de même lui dire qu’il l’aimait, lui dire qu’il comprenait et qu’il était là pour elle, mais ça disait aussi qu’elle croirait probablement que c’était de la bullshit.

***
Ce soir-là, il rentra tôt à la maison. Il prit le bébé sans dire un mot et alla au restaurant et commanda des frites pour elle et des doigts de poulet pour lui et une caisse de six bouteilles de sa bière préférée à elle. Comme s’il marchait sur des œufs, il lui posa des questions sur ce qu’elle avait vu pendant leur promenade ce jour-là et sur ce que le bébé avait fait, et tant que le bébé ne tétait pas, il la garda dans ses bras et lui fit des grimaces et ils la regardèrent tous les deux, un tantinet émerveillés par ce qui était leur.
Quand il refit le test sur la dépression postpartum le lendemain, il n’obtint (en tant qu’elle) que 86.

***
La fille de Port St. Lucie commença à lui écrire une fois par jour et il oublia presque qui était celle qui le textait. Il n’imaginait jamais qui que ce soit quand il recevait les messages; il était seulement soulagé de continuer d’en recevoir. Elle lui demandait comment il allait et il lui répondait franchement et ça faisait du bien. J’ai eu une journée de merde, pouvait-il dire. 

Je me suis encore fait crier dessus au beau milieu de la nuit. Mon patron m’a traité de moumoune

Il travaillait pour une société financière privée composée presque exclusivement d’hommes. Il était vaguement au courant que certains d’entre eux avaient aussi des enfants, mais ils n’en parlaient pas ou ne semblaient pas vraiment contribuer à les élever, sauf financièrement, et il lui parla un peu de ça. Comment il était bizarre de penser qu’ils étaient aussi des pères. Qu'eux aussi retournaient à la maison et retrouvaient femmes et enfants, mais sans trop savoir pourquoi, leurs versions de ces mots étaient complètement différentes de la sienne.

Port St. Lucie était en Floride, loin de New York, et il n’y avait pas de risques de tomber sur elle ou de lui parler. Ça lui semblait bizarrement plus intime que toute autre chose, lui raconter chaque jour par texto comment avait été sa journée. Lui parler du bébé, du travail. À la maison, il prenait le bébé en arrivant, ou du moins, il essayait; parfois, ça irritait Julie.

« Tu ne me fais pas confiance avec elle », dit-elle. « Tu penses que je la néglige. »

Il ne le pensait pas, mais c’était vrai qu’il s’inquiétait. Elle semblait tellement furieuse. Il se demandait quel genre d'effet ça pouvait avoir sur le bébé de se trouver en sa compagnie quand elle dans cet état.

« Je te trouve parfaite », répondit-il. C’était la seule chose qu’il pouvait se risquer à dire, même si sa femme était trop intelligente pour avaler de telles stupidités.

« Putain, Andrew », dit-elle.

Il lui prit le bébé des bras et l’emmaillota dans le porte-bébé.

« Je vais aller la promener. »

Ma femme me déteste, texta-t-il assis sur un banc au parc, le bébé ronflant et reniflant sur sa poitrine. Je pense que la maternité l’a rendue folle

N’est-ce pas toujours ce qui arrive? répondit-elle aussitôt qu’il eut envoyé le message. Comme si elle avait été assise là à attendre qu’il dise quelque chose, à attendre de savoir comment il allait.

J’imagine? dit-il. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit en colère comme ça tout le temps.

Elle était comment avant? texta-t-elle.

Je ne m’en souviens plus, répondit-il.

LOL, fit-elle.

Drôle? dit-il. Elle était drôle. Incroyablement intelligente.

Il écrivit tout un tas d’autres choses qu’il supprima ensuite. Elle était, écrivit-il sans envoyer le message, ma personne préférée au monde.

***
Ils se disputaient avant l’arrivée du bébé. Elle criait parfois. Elle se fâchait aussi. Elle s’enfermait dans la salle de bain et pleurait et le traitait de tous les noms. Mais ils se réconciliaient toujours rapidement. Ils sortaient et ils mangeaient et buvaient trop; elle approchait son visage du sien, ils discutaient; ils rentraient à la maison et faisaient l’amour debout, ou sur le canapé, ou dans la cuisine, elle sur le comptoir, lui les mains fermement agrippées à son cul. 

***
Comment tu t’appelles? texta-t-elle le soir suivant quand il était dans le métro.

Andrew, répondit-il. Toi?

Sonia, dit-elle.

Beau nom, dit-il.

Andrew aussi.

***

« Je pense qu'il faut que je retourne au travail », dit Julie quand il rentra, prit le bébé et commença à préparer le souper.

« O.K. », dit-il. « Quand? »

« Tu penses que c’est trop tôt. »

« Je pense que n’importe quand convient. »

Elle l’observa.

« Est-ce qu’on devrait chercher une gardienne? »

« Tu veux dire que je devrais? »

« J’ai… », commença-t-il. « Je veux dire que nous pourrions en chercher une? »

« Tu n’as jamais eu de gardiennes. »

« Bien sûr que j’en ai eues. »

« Ta mère restait à la maison avec toi. »

« On avait tout de même des gardiennes. »

« Tu détestes l’idée. »

« Peu importe ce que tu veux, ça me va. »

« Tu te dis qu’une gardienne serait mieux que moi. »

« Je pense que ce qu’il y a de mieux pour elle, c'est que tu sois heureuse. »

« Tu penses que je ne retire pas de plaisir d’être sa mère. »

« Je pense qu’une pause nous ferait tous du bien. »

***
Tu habites où? demanda Sonia.

New York, répondit-il.

Tu as quel âge?

39.

J’ai 26.

Jeune.

Je ne me sens pas jeune.

Tu es en Floride?

New Jersey.

Je pensais que tu étais en Floride.

J’étais en visite.

O.K.

Tu dors mieux cette semaine?

Peut-être?
 
***
« Je suis désolée », dit Julie. 

Le bébé se trouvait encore dans la balançoire et se tourna vers lui.

« Moi aussi », dit-il.

« Je ne sais pas ce qui ne va pas chez moi. »

« Tu es fatiguée. »

« Je ne sais pas comment m’y prendre pour être une bonne mère. »

« Tu en es une », dit-il. « Tu es merveilleuse avec elle. »

Elle se retourna et il se demanda si elle pleurait, mais aussi ce qu’il pouvait dire d’autre. Il avait trop peur du lien ténu qui les liait et il n’étira pas le bras pour la toucher, de peur de le briser.

***

Ça m'arrive d'aller en ville, lui texta Sonia.

Cool, répondit-il. Où? 

Au centre-ville, dit-elle.

Il rit. 

Évidemment, répondit-il. J’adore le centre-ville.

Il était pratiquement certain qu’elle habitait chez ses parents, une mère et un beau-père. Elle ne l’avait pas dit explicitement, mais elle avait laissé échapper trop souvent des choses que ses parents disaient. Ils n'avaient pas l'air très sympathiques. Elle n’avait jamais fait allusion à un père. Il savait qu’elle avait récemment terminé le collège. Qu’elle avait un « plan sur huit ans », comme elle disait, et travaillait actuellement à temps partiel comme adjointe administrative chez le dentiste où elle allait, enfant.

***

Pourquoi tu continues de m’écrire? lui demanda-t-il. 

Il était de nouveau en retard. Il était resté tard même si ce n’était pas nécessaire. Il était demeuré assis au travail à regarder des photos de Julie et du bébé sur son téléphone.

J’aime les étrangers, dit-elle.

Ça existe, ça? dit-il. Qu’est-ce que ça veut dire?

Il ne voulait pas l'imaginer pire quelle ne l'était. Il se disait qu’elle n’était peut-être pas le genre de fille qu’il aurait voulu rencontrer ou à qui il aurait parlé dans la vraie vie. Port St. Lucie était plus loin de l’océan que la ville où il avait grandi, les écoles publiques y étaient pires, l’immobilier y était meilleur marché, c’était l’endroit où il avait acheté de la coke une fois ou deux avec ses amis camés qui n’avaient jamais quitté la région alors qu’il rendait visite à ses parents du temps qu’il était au collège. Julie lui avait dit, une de ces nuits où il était réveillé pendant qu’elle faisait boire le bébé et lui racontait tous les trucs terribles qui pouvaient lui arriver, tout ce qu’elle avait lu sur son téléphone pendant qu’elle s’occupait d’elle, qu’il y avait cette maladie qui faisait que les enfants étaient trop gentils, hyper gentils, et ça leur compliquait la vie, ça repoussait les gens et ils avaient du mal à se faire des amis; ça les rendait anxieux et déprimés, comme pratiquement toutes les versions de leur enfant dans quinze ou vingt ans s'il en croyait ce que Julie lisait chaque jour.

J’ai lu ce truc en ligne sur une fille qui avait toujours peur, dit Sonia. Elle avait toujours peur quand elle se rendait à sa voiture le soir ou quand elle quittait le bureau ou quelque truc du genre. Elle disait que c’était ça être une femme, avoir toujours peur comme ça

Il n’avait jamais vu d’aussi longs blocs de texte de sa part : gros, bleus, bouleversants d’une certaine façon. D’une certaine façon réconfortants.

L’idée, c’était qu’une femme seule est toujours une chose effrayée, que c’est ce que nous sommes toutes, secrètement. Elle a récolté quelque chose comme un milliard de likes sur Facebook ou autres média social. Mais j’étais convaincue qu’elle avait tort, ou qu’elle avait tort dans mon cas du moins.

On m’a déjà fait du mal, texta-t-elle.

Elle avait texté cette phrase dans sa propre bulle, et il se dit qu’il devrait peut-être répondre quelque chose de rapide et concis, lui demander pardon de la part de qui ou de ce qui lui avait fait du mal. Mais trois points continuaient à s’activer sous le message et il attendit qu’elle finisse, se disant que c’est ce qu’est l’écoute dans ces cas-là.
 
Des étrangers m’ont fait du mal et des gens qui étaient censés m’aimer m’ont fait du mal et j’ai toujours trouvé que ceux qui représentent la plus grande menace, ce sont les gens que je connais, ceux dont j’ai besoin d’une façon ou d’une autre.

Il pensa envoyer un émoji, fit défiler dix pages de minuscules images animées, mais aucune d’entre elles ne lui semblaient appropriée.

Je suis désolé, lui répondit-il. Vraiment.

« Elle est vraiment mouillée », dit-il en enlevant son manteau et en prenant le bébé qui pleurait. Il était fatigué et n’aurait dû rien dire. Elle avait passé la nuit précédente debout et ni l'une ni l’autre n’avait dormi. Il porta le bébé à la table à langer. Il détacha la lourde couche et essuya le bébé avec soin, grimaçant en voyant les plaques rouges entre les replis de ses jambes; il l'enduit d’huile de coco et lui mit une couche propre, sans regarder Julie une seule fois.

« Tu penses que je la laisse macérer dans sa merde toute la journée? »

Elle se tenait près de lui et il ramassa le bébé pour aller la promener.

« Je trouve seulement qu’elle est mouillée. »

« Tu trouves que je suis une mère pourrie. »

« Non, Julie. Arrête. »

« Fuck you, Andrew. Toi, arrête. »

***
Ça te dirait qu’on se rencontre? dit-elle.

Ça faisait trois mois qu’ils se textaient. Le bébé marchait maintenant à quatre pattes. Julie n’avait pas trouvé de travail; il doutait qu’elle en ait vraiment cherché un, et il avait trop peur de le lui demander. Elle avait entrepris de sevrer le bébé parce qu’elle croyait qu’elle se sentirait moins folle comme ça, mais ça semblait avoir l’effet contraire.

Je suis marié, dit-il.

Je sais, répondit-elle. Juste pour discuter.

Il n’avait jamais trompé personne. Il n’avait jamais compris l’attrait. Une femme représentait déjà assez de travail comme ça. Il avait aimé Julie pendant presque toute sa vie adulte. Il n’avait pas beaucoup d’amis et ceux qu’il avait n’avaient pas d’enfants. Quand il leur parlait maintenant, c’était de part et d’autre d’un énorme gouffre creusé par le fait qu'eux dormaient toujours, mangeaient toujours et baisaient toujours leur femme comme des gens normaux. La plupart du temps, ils semblaient vouloir éviter de savoir ce qui se passait vraiment chez lui, juste au cas où ils décidaient un jour d’avoir des enfants.

O.K., dit-il.

***
Au travail, il était encore resté tard et il n’y avait plus personne. Il entra dans la cabine individuelle des toilettes et ferma la porte à double tour. Il avait son téléphone au cas où quelqu’un des TI vérifiait quelles recherches ils faisaient sur les ordinateurs de l'entreprise. Il s’assit sur le couvercle des toilettes, son pantalon descendu jusqu’aux chevilles, googla seins dans un soutien-gorge vert, obtint mille résultats et se branla en regardant la photo de ceux qui avaient l’air le moins refaits.

***
« Je t’aime, Julie », dit-il. « Je suis tellement désolé. »

Elle était en train d'allaiter le bébé; elle avait abandonné le sevrage. Sa production de lait avait cependant diminué et le bébé chignait au sein et elle se mit à pleurer.

« Fuck! », dit-elle. « Veux-tu bien me dire ce qui ne va pas chez moi! »

« Je pourrais préparer une bouteille », dit-il.

« Évidemment que tu pourrais », dit-elle.

***
Waverley Place, lui dit-il. Prends la ligne F jusqu’à West Fourth Street

Il lui envoya un lien vers le café.

Elle avait l’air tellement ordinaire qu’il en pleura presque. Ses jeans étaient trop serrés et ses yeux trop maquillés. Elle avait l'air tellement jeune qu'il se rendit compte qu’il ignorait à quoi ressemblait vraiment une jeune de 26 ans jusqu’à ce qu’il en voie un spécimen de près, jusqu’à ce que ce spécimen s’assoie devant lui et prononce son nom. 

« Sonia? » dit-il.

« Andrew », dit-elle. « Salut. »

Il se dit qu’il devait avoir l’air tellement vieux à ses yeux. Quand Julie avait vingt-six ans et qu’il en avait trente, ils s’étaient mariés. Ils ne connaissaient personne qui était marié. C’était presque une blague à l’époque. Ils habitaient New York. Elle étudiait les beaux-arts. Ça lui semblait avoir été un coup de tête, quelque chose d'inventé, cette fête bizarre et extravagante qu’ils avaient organisée pour tous leurs amis. Elle s'était vêtue d'une robe bleue, courte, et ils avaient traversé le pont pour se rendre au palais de justice puis revenir à Brooklyn, Julie en chaussures sans talons pour pouvoir faire le trajet à pied. Ils étaient restés éveillés sur le toit de l’appart de l’un de ses amis riches et avaient regardé le soleil se lever en fumant un joint ensemble. Ça avait été comme de déménager en Nouvelle-Zélande sur un coup de tête, comme de se faire tatouer la photo de l’autre dans le dos; un geste étrangement singulier qui n’appartenait qu’à eux.

Maintenant, tous ceux qu'ils connaissaient étaient mariés. Maintenant, ils parlaient tous trop du moment où ils auraient des enfants ou s’ils en auraient. Lui et Julie avaient aussi été les premiers à cet égard, et ça aussi leur avait semblé comme une sorte d’aventure en terrain inconnu qu’ils avaient tentée avant tout le monde autour d’eux. Ils se croyaient les mieux équipés. Son enfance n’avait pas été si mal. Avant, elle lui frottait souvent le dos, au milieu des épaules, d'un geste assuré et naturel, pendant qu’il faisait semblant de dormir, et il avait toujours voulu avoir des enfants avec elle.

***
Quand il arrive à la maison, Julie est endormie et le bébé est encore une fois dans la balançoire mais elle est réveillée, fixant le mobile suspendu au-dessus d’elle, levant et baissant la tête au rythme du va-et-vient de la balançoire. 

« Salut toi », dit-il.

Il la prend et elle agrippe ses lunettes, et il l'emmène dans l’autre pièce pour ne pas réveiller Julie.

Il pense à Sonia, dans un train, puis dans un autre, qui écoute de la musique qu’elle lui a dit écouter dans une de leur chaîne de textos mais dont il n’a jamais entendu parler et qu’il n’a jamais cherchée plus avant. Il espère que peu importe quand elle rentrera à la maison, peu importe où se trouve cette maison, tout ira bien.

Il soulève le bébé et la tient devant lui. Il lui sourit, gonfle ses joues et elle pose ses mains sur son visage, il expire l’air et elle rit. Elle se met à chigner et il lui prépare une bouteille à la cuisine, et elle se blottit contre sa poitrine en buvant et s’endort, et il la remonte pour que son visage repose lourdement sur son épaule, et il la ramène dans la chambre avec Julie, se couche lentement près d’elle et les observe toutes les deux.

***

Sonia était nerveuse et ils n’avaient pas parlé de grand-chose. Elle lui avait posé des questions sur le bébé et il lui avait répondu, puis son visage lui avait paru s’enflammer et il avait voulu rentrer chez lui. Elle n’arrêtait pas de toucher le sien, de toucher aussi ses cheveux, et portait une main devant sa bouche chaque fois qu’elle tentait de parler après avoir pris une bouchée de muffin aux bleuets et il avait eu envie de tendre le bras, de lui prendre le poignet et de lui dire de s’il te plaît arrêter.

Bizarrement, il avait cru qu’il allait peut-être se mettre à pleurer. Il n’arrêtait pas de se dire qu’elle était une enfant. Il n’aurait jamais pensé qu’on était toujours enfant à 26 ans, mais la fille devant lui semblait tellement loin d’être complètement formée. Il avait voulu la raccompagner pour s’assurer qu’elle était bien rentrée à la maison, appeler ses parents pour qu’elle n’ait pas à rentrer seule. Il avait voulu se lever et partir et rentrer à la maison pour retrouver sa femme et ne rien dire, pour prendre le bébé à sa place, pour la laisser dormir.

***

Il se dit, couché avec elles, sa femme et sa fille, qu’il comprend pour la première fois à quel point la vie est précaire au fond. À quel point les petits choix sont tout aussi gros que les gros choix et à quel point les gros sont tout aussi petits. À quel point il possède beaucoup et rien à la fois, et à quel point ces deux émotions se ressemblent.

Il finit par comprendre à quel point il est terrifié.


FIN

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