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Va-et-vient (1/11) ou la traduction de Swings, de Lynn Steger Strong


Va-et-vient

Une nouvelle de Lynn Steger Strong publiée ici en pièces détachées traduites en français, avec la permission de l'auteure.
Version originale publiée dans Joyland Magazine sous le titre Swings (New York, le 7 juillet 2019)

Il faisait défiler les gazouillis sur Twitter en essayant de se rappeler comment on se sentait quand le temps n'avait ni poids ni structure. Il avait lu à moitié trois articles sur les risques liés au crédit-bail adossé quand la photo d'une paire de seins pâles vêtus d'un soutien-gorge vert foncé était apparue à l'écran de son téléphone en provenance d'un numéro qu'il ne connaissait pas.

On s'est parlé sur Tinder il y a quelques mois, disait le message sous la photo. Je suis de retour à Port St. Lucie pour la semaine. Il y avait erreur sur la personne. Il n'habitait pas Port St. Lucie – il habitait New York – même s’il avait vécu près de Port St. Lucie quand il était petit. Il s'était marié bien avant que Tinder ne soit un terme.

Mauvais numéro, dit-il, désolé.

O.K., répondit-elle, ben soit Charlie est vraiment un con, soit il pensait qu'on s'entendrait bien. 

Je ne connais personne du nom de Charlie, répondit-il. Mais c'était faux. Le gars qu'il connaissait n'aurait toutefois pas su plus que lui comment aller sur Tinder. Mais la femme d'Andrew était endormie juste à côté de lui, le bébé reniflant, assoupi sur sa poitrine, et tout ce qu'il voulait, c'était que cette fille lui foute la paix.

O.K., dit-elle, apparemment imperturbable, comment tu t'appelles alors?

Marié et père d'un enfant, texta-t-il. Vieux.

J'aime les vieux, dit-elle.

Il se sentit rougir, supprima l'échange.

***
(à suivre)

Réflexion sur la traduction du titre 

Déjà, le titre pose un problème de traduction. « Swings » peut en effet avoir plusieurs significations et après la lecture du texte entier, il est clair que l'auteure a choisi ce titre pour toutes les significations que le mot peut revêtir. De plus, le terme porte la marque du pluriel. Ce n'est pas anodin. 

Or, quel terme en français signifie à la fois « balançoire » (swing), « états d'âme » (mood swings), « donner des coups » (to take swings), « se débrouiller » (swing it)? 

Je n'en ai pas trouvé.

Quel terme, alors, peut évoquer cette valse des pensées et des émotions, cette alternance entre la réalité et le désir, entre l'amour et l'irritation, entre ce qu'on veut (ou veut être) et ce qu'on a (ou est), tout en faisant référence à l'objet bien concret qu'est la balançoire pour bébé?

Je me suis demandée pourquoi j'aimais toujours les nouvelles au titre impossible à traduire, et je n'ai pas traduit le titre tout de suite. De toute façon, on dit toujours qu'il s'impose généralement tout seul par la suite, non?

J'ai donc commencé à traduire et le mot « bascule » m'est venu. Il y a la chaise à bascule – la chaise berçante où l'on berce les enfants (ou soi-même); il y a le cheval à bascule – le jouet pour enfant; il y a la bascule qui marque les anniversaires ou le poids, ou encore celle qu'on trouve dans les parcs publics; il y a le verbe basculer – comme quand dans sa vie, tout bascule. « Bascule » est resté mon premier choix pendant longtemps, mais il ne me satisfaisait pas complètement. Comme j'ai déjà dit dans un billet précédent, c'est souvent le cas avec les termes polysémiques. D'une part, je ne le trouvais pas assez lourd de sens, pas assez « chargé ». Le côté potentiellement négatif de la bascule ne nimbait pas le terme comme tel, en tout cas pas autant que le Swings de l'anglais, tout seul et au pluriel. Et justement, d'autre part, de mettre le terme au pluriel pour rendre aussi simplement la multiplicité des formes de bascule et des façons de basculer (et intriguer par le fait-même le lecteur) ne me semblait pas assez évocateur, en tout cas pas autant que ne l'est la marque du pluriel en anglais.

J'ai donc changé mon point de vue. Au lieu de me concentrer sur l'objet, je me suis attardée au mouvement. Que fait la balançoire? Elle va et vient! Ce n'était certes pas la panacée, mais le nom « va-et-vient » est selon moi plus porteur de sens, en particulier de sens « adulte », que « bascule ». On le voit déjà en introduction, il y a une importante composante sexe dans le texte (d'ailleurs, on pourrait ajouter un autre sens à « swing » - swingers).

J'avais trouvé mon titre : Va-et-vient. Le va-et-vient entre les sentiments et les émotions, le va-et-vient entre ce qu'on veut et ce qu'on a, le va-et-vient des conversations, le va-et-vient des échanges par textos, le va-et-vient de l'acte sexuel aussi et, bien sûr, le va-et-vient de la balançoire, qui est le va-et-vient par excellence. « Va-et-vient » est en outre un mot assez neutre, qui peut toutefois facilement avoir une connotation négative : le va-et-vient du train-train quotidien, le va-et-vient synonyme de perte de temps (p. ex. la tag téléphone), etc. En revanche, c'est un mot invariable. On perd donc cette marque visuelle du pluriel qui n'est vraisemblablement pas anodine, mais c'est au profit d'un mot plus fort sur le plan sémantique. Et je me dis que dans un mot invariable, le pluriel fait en quelque sorte partie du singulier; que ça va dans un sens comme dans l'autre :)

Commentaires

  1. Analyse intéressante! J'adore le titre très évocateur et la réflexion derrière son choix. Hâte de lire la suite.

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