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Va-et-vient (2/11) ou la traduction de Swings, de Lynn Steger Strong

Le bébé renifla et remua et il la prit avant qu'elle ne se mette à pleurer. Il poussa son téléphone sous le lit et sortit avec elle dans le corridor pour éviter que sa femme ne se réveille. Il arpenta le corridor, le bébé dans les bras, allant et venant. Elle grogna davantage. Elle avait le rhume, parce qu'on dirait qu'elle avait toujours le rhume, et elle produisit ce son épouvantable qu'elle faisait quand elle mettait trop d'efforts à respirer. Puis elle chigna doucement et posa le poids de sa tête sur son épaule et il alla chercher quelque chose à manger à la cuisine.
***
« Andrew? » appela sa femme de la chambre. « Elle va bien? »

Il voulait lui dire de continuer à dormir, mais il savait que ça ne servirait à rien. Il avait arrêté de lui répéter, quand elle se réveillait alors que ce n'était pas nécessaire, stp rendors-toi Julie, parce qu'elle ne le faisait jamais, et il ne voulait pas qu'ils se disputent.

« Oui », dit-il en étalant du fromage en crème sur un bagel. « Elle s'est rendormie. »

Le soleil se levait, et il allait bientôt devoir se rendre au travail. Il devait les quitter, ce qu'il détestait, mais son job rapportait plus que le sien et elle avait voulu arrêter de travailler. Il fallait payer le loyer et acheter de quoi manger. Qu'elle eût voulu arrêter de travailler, pendant la première année du moins, parce que ce serait difficile de joindre les deux bouts, mais ils pourraient s'arranger, parce sa mère à elle avait toujours travaillé et elle semblait définir ce que devait être une bonne mère à l'aune de tout ce que sa mère n'avait pas fait, elle semblait l'oublier parfois et penser qu'il l'avait forcée à arrêter. Elle semblait penser parfois qu'il avait choisi, déclaré tout haut sans lui donner la chance ou le temps de l'en empêcher, d'être celui qui avait le loisir de partir.

Première difficulté de cet extrait

L'ambiguïté du « she » dans la première phrase : The baby snuffled and she stirred and he picked her up before she started crying.

D'entrée de jeu, le « she » fait penser à l'inconnue avec qui l'homme vient d'interagir. En poursuivant la lecture, on se rend toutefois compte qu'on est dans le quotidien de l'homme, sans savoir quand exactement. Ça pourrait être tout de suite après l'échange ou des heures, voire des jours, plus tard.

On se demande ensuite : est-ce que le « she » fait référence au bébé ou à sa femme? Pourquoi dire que le bébé fait quelque chose et ne pas lier la seconde action par une simple conjonction, sans utiliser de pronom? Est-ce un moyen d'établir le sexe du bébé (alors qu'on le saura dans la troisième partie de cette phrase)? Est-ce simplement une question de style, la fameuse règle de trois en rédaction, si chère à l'anglais? Il s'agit tout de même de la première phrase après l'échange nocturne avec l'inconnue, et le fait que l'auteure fasse explicitement la distinction entre le bébé et le pronom donne à sa structure une certaine importance, laisse entendre qu'il s'y trouve trois personnes : le bébé, sa femme et lui.

Or, traduire par « Le bébé renifla et elle remua et il la prit avant qu'elle ne se mette à pleurer » brise la fluidité de la phrase; celle-ci devient bancale du fait que le pronom personnel « la » se trouve trop loin de son antécédent (le bébé, dont on sait maintenant qu'elle est une fille).

Même si la structure de la phrase originale produit intentionnellement peut-être une certaine ambiguïté, il serait maladroit de conserver la même structure en français. On perdrait toute la magie du texte et ça sentirait la traduction (comme on dit dans le jargon). Il est donc préférable de traduire par « Le bébé renifla et remua et il la prit avant qu'elle ne se mette à pleurer », quitte à perdre l'ambiguité que souhaitait peut-être susciter l'auteure.

Seconde difficulté

Ceci :
That she had wanted to stop working, for this first year at least, because it would be a stretch but they could swing it, because her mom had always worked and she seemed to define what must be a good mother as everything her mother hadn’t done, she seemed to forget all this sometimes, to think her quitting was because of him. She seemed to think sometimes that he had chosen, declared out loud to her and not given her space or time to rebuke him, to be the one who got to leave.

Ouf... Remplie d'émotions, écrite à la manière des pensées qui se succèdent à l'esprit de l'homme, cette phrase semble mal structurée, sans fil conducteur, sortie de nulle part, alors que c'est tout le contraire. Sa structure, son articulation difficile, le fait que ça accroche de partout : tout ça est porteur d'une grande partie du sens de la phrase. La traduire en français, soit un autre système linguistique qui se veut logique (salutations aux linguistes de ma connaissance!) est une autre paire de manches, toutefois, car ce n'est pas la logique qui prévaut ici, mais l'émotion. Les enchaînements d'idées, les sauts d'une raison à l'autre, d'une phrase à l'autre dans cette section donnent l'impression qu'on pourrait commencer à la lire par la fin et tout de même comprendre toute la charge émotive qu'elle contient.

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