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Va-et-vient (8/11) ou la traduction de Swings, de Lynn Steger Strong

Pourquoi tu continues de m’écrire? lui demanda-t-il. 

Il était de nouveau en retard. Il était resté tard même si ce n’était pas nécessaire. Il était demeuré assis au travail à regarder des photos de Julie et du bébé sur son téléphone.

J’aime les étrangers, dit-elle.

Ça existe, ça? dit-il. Qu’est-ce que ça veut dire?

Il ne voulait pas l'imaginer pire quelle ne l'était. Il se disait qu’elle n’était peut-être pas le genre de fille qu’il aurait voulu rencontrer ou à qui il aurait parlé dans la vraie vie. Port St. Lucie était plus loin de l’océan que la ville où il avait grandi, les écoles publiques y étaient pires, l’immobilier y était meilleur marché, c’était l’endroit où il avait acheté de la coke une fois ou deux avec ses amis camés qui n’avaient jamais quitté la région alors qu’il rendait visite à ses parents du temps qu’il était au collège. Julie lui avait dit, une de ces nuits où il était réveillé pendant qu’elle faisait boire le bébé et lui racontait tous les trucs terribles qui pouvaient lui arriver, tout ce qu’elle avait lu sur son téléphone pendant qu’elle s’occupait d’elle, qu’il y avait cette maladie qui faisait que les enfants étaient trop gentils, hyper gentils, et ça leur compliquait la vie, ça repoussait les gens et ils avaient du mal à se faire des amis; ça les rendait anxieux et déprimés, comme pratiquement toutes les versions de leur enfant dans quinze ou vingt ans s'il en croyait ce que Julie lisait chaque jour.

J’ai lu ce truc en ligne sur une fille qui avait toujours peur, dit Sonia. Elle avait toujours peur quand elle se rendait à sa voiture le soir ou quand elle quittait le bureau ou quelque truc du genre. Elle disait que c’était ça être une femme, avoir toujours peur comme ça. 

Il n’avait jamais vu d’aussi longs blocs de texte de sa part : gros, bleus, bouleversants d’une certaine façon. D’une certaine façon réconfortants.

L’idée, c’était qu’une femme seule est toujours une chose effrayée, que c’est ce que nous sommes toutes, secrètement. Elle a récolté quelque chose comme un milliard de likes sur Facebook ou autres médi social. Mais j’étais convaincue qu’elle avait tort, ou qu’elle avait tort dans mon cas du moins.

On m’a déjà fait du mal, texta-t-elle.

Elle avait texté cette phrase dans sa propre bulle, et il se dit qu’il devrait peut-être répondre quelque chose de rapide et concis, lui demander pardon de la part de qui ou de ce qui lui avait fait du mal. Mais trois points continuaient à s’activer sous le message et il attendit qu’elle finisse, se disant c’est ce qu’est l’écoute dans ces cas-là.
 
Des étrangers m’ont fait du mal et des gens qui étaient censés m’aimer m’ont fait du mal et j’ai toujours trouvé que ceux qui représentent la plus grande menace, ce sont les gens que je connais, ceux dont j’ai besoin d’une façon ou d’une autre.

Il pensa envoyer un émoji, fit défiler dix pages de minuscules images animées, mais aucune d’entre elles ne lui semblaient appropriée.

Je suis désolé, lui répondit-il. Vraiment.

« Elle est vraiment mouillée », dit-il en enlevant son manteau et en prenant le bébé qui pleurait. Il était fatigué et n’aurait dû rien dire. Elle avait passé la nuit précédente debout et ni l'une ni l’autre n’avait dormi. Il porta le bébé à la table à langer. Il détacha la lourde couche et essuya le bébé avec soin, grimaçant en voyant les plaques rouges entre les replis de ses jambes; il l'enduit d’huile de coco et lui mit une couche propre, sans regarder Julie une seule fois.

« Tu penses que je la laisse macérer dans sa merde toute la journée? »

Elle se tenait près de lui et il ramassa le bébé pour aller la promener.

« Je trouve seulement qu’elle est mouillée. »

« Tu trouves que je suis une mère pourrie. »

« Non, Julie. Arrête. »

« Fuck you, Andrew. Toi, arrête. »

***

Réflexions

Deux passages dans cet extait ont été plus difficiles à traduire :

Port St. Lucie was the town further from the ocean than the town that he grew up in...
Sans entrer dans le débat sur l'utilisation correcte de further et farther (Merriam-Webster), la relation de distance signifiée par l'adverbe de comparaison further est compliquée. Il faut y réfléchir un peu pour savoir où se trouve Port St. Lucie comparativement à la ville où il a grandi.

...and she was telling him about all the terrible things that could happen to the baby that she’d read about on her phone while she was taking care of her, that there was this illness in which children were too nice, hyper nice, and it got them in trouble, turned people off and made it hard for them to make friends; they got anxious and depressed like nearly every version of their child fifteen to twenty years from now that Julie read about each day.

Ce passage illustre magnifiquement le cercle sans fin dans lequel la femme broie du noir. Que ce soit maintenant ou plus tard, qu'il s'agisse de l'actualisé ou du potentiel, tout finit toujours mal. Le passage est long, dit d'une traite, ses parties séparées seulement par des virgules ou des points-virgules pour représenter la façon de s'exprimer de la femme, comment ses pensées se bousculent constamment, comment tout aboutit toujours à la même chose, comment le présent et le futur se confondent. On passe du bébé aux autres enfants pour revenir au bébé et à ses différentes versions. C'est une partie répétitive, comme toutes les journées qu'ils vivent, mais surtout, c'est une partie circulaire, qui commence et finit avec ce que la femme lit tous les jours. Ce qui fait sa difficulté du point de vue de la traduction, selon moi, c'est non seulement qu'on y passe du présent au futur pour revenir au présent qui englobe tous les futurs, mais surtout le that Julie read about each day

J'ai choisi de m'éloigner un peu de l'anglais à la fin de ce passage pour éviter de le rallonger davantage avec un « au sujet desquels elle lisait » ou « sur lesquels elle lisait ». Selon moi, la circularité a préséance si on veut garder le sentiment de huis clos, à la limite du jour de la marmotte. Au lieu de mettre l'accent sur les versions de l'enfant, j'ai décidé d'utiliser une tournure idiomatique (« à en croire ce que ») et de le mettre sur la provenance de ces versions, à savoir ce que la femme lit, offrant ainsi un rappel de la façon dont ce passage a commencé. 

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