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Va-et-vient (10/11) ou la traduction de Swings, de Lynn Steger Strong

Waverley Place, lui dit-il. Prends la ligne F jusqu’à West Fourth Street. 

Il lui envoya un lien vers le café.

Elle avait l’air tellement ordinaire qu’il en pleura presque. Ses jeans étaient trop serrés et ses yeux trop maquillés. Elle avait l'air tellement jeune qu'il se rendit compte qu’il ignorait à quoi ressemblait vraiment une jeune de 26 ans jusqu’à ce qu’il en voie un spécimen de près, jusqu’à ce que ce spécimen s’assoie devant lui et prononce son nom. 

« Sonia? » dit-il.

« Andrew », dit-elle. « Salut. »

Il se dit qu’il devait avoir l’air tellement vieux à ses yeux. Quand Julie avait vingt-six ans et qu’il en avait trente, ils s’étaient mariés. Ils ne connaissaient personne qui était marié. C’était presque une blague à l’époque. Ils habitaient New York. Elle étudiait les beaux-arts. Ça lui semblait avoir été un coup de tête, quelque chose d'inventé, cette fête bizarre et extravagante qu’ils avaient organisée pour tous leurs amis. Elle s'était vêtue d'une robe bleue, courte, et ils avaient traversé le pont pour se rendre au palais de justice puis revenir à Brooklyn, Julie en chaussures sans talons pour pouvoir faire le trajet à pied. Ils étaient restés éveillés sur le toit de l’appart de l’un de ses amis riches et avaient regardé le soleil se lever en fumant un joint ensemble. Ça avait été comme de déménager en Nouvelle-Zélande sur un coup de tête, comme de se faire tatouer la photo de l’autre dans le dos; un geste étrangement singulier qui n’appartenait qu’à eux.

Maintenant, tous ceux qu'ils connaissaient étaient mariés. Maintenant, ils parlaient tous trop du moment où ils auraient des enfants ou s’ils en auraient. Lui et Julie avaient aussi été les premiers à cet égard, et ça aussi leur avait semblé comme une sorte d’aventure en terrain inconnu qu’ils avaient tentée avant tout le monde autour d’eux. Ils se croyaient les mieux équipés. Son enfance n’avait pas été si mal. Avant, elle lui frottait souvent le dos, au milieu des épaules, d'un geste assuré et naturel, pendant qu’il faisait semblant de dormir, et il avait toujours voulu avoir des enfants avec elle.

***

Réflexions

Court extrait, plusieurs difficultés (que je n'examinerai pas toutes).

Dans cet extrait, comme dans quelques-uns des autres, l'auteure alterne entre le présent que l'homme décrit pour nous, et le passé auquel il pense, qui est empreint d'émotions et dont les souvenirs s'enchaînent sans trop de transition, comme un flot de pensées ininterrompu. Elle utilise également plusieurs répétitions qui viennent accentuer le trouble de l'homme. 

Première difficulté :

She was so young looking he realized he hadn’t known what 26 meant until he saw it up close, until it sat down and said his name.

Elle avait l'air tellement jeune qu'il se rendit compte qu’il ignorait à quoi ressemblait vraiment une jeune de 26 ans jusqu’à ce qu’il en voie un spécimen de près, jusqu’à ce que ce spécimen s’assoie devant lui et prononce son nom.

J'ai cru nécessaire de m'éloigner un peu de l'anglais et d'étoffer ici, car il aurait semblé bizarre, je crois, d'utiliser 26 comme seul sujet en français. Même si on sait que l'homme parle de la jeune fille, il n'est pas habituel en français de parler de quelqu'un en ne donnant que son âge.

Ensuite, j'ai traduit « meant » par « ressemblait » pour que l'enchaînement avec le reste de la phrase soit plus fluide. En effet, dire « ce que voulait dire 26 ans jusqu'à ce qu'il le voie de près » ne veut pas dire grand-chose en français. Pourquoi ne pas dire simplement « à quoi ressemblait une jeune de 26 ans, jusqu'à ce qu'il la voie de près » puisqu'il fait référence à la fille? Parce que l'auteure fait un effort pour ne pas parler directement de la fille (it) : c'est du concept d'avoir 26 ans qu'il est question ici, et non de la fille qu'il rencontre, d'où mon utilisation du terme « spécimen » dans le reste de la phrase.  

Deuxième difficulté :

It felt like a lark, somehow made up; this weird extravagant party they’d thrown for all their friends.

Ça lui semblait avoir été un coup de tête, quelque chose d'inventé, cette fête bizarre et extravagante, qu’ils avaient organisée pour tous leurs amis.

J'avais d'abord traduit par : 

Ça lui semblait irréel, presque inventé, cette fête bizarre...

Mais je trouvais que l'aspect romantique d'« irréel » supplantait le côté moqueur et un tantinet désabusé véhiculé par « lark ». J'ai donc opté pour « farce », quitte à devoir ajouter « être ».

Troisième difficulté :

Dans la même phrase, on trouve deux adjectifs sans conjonction pour qualifier « party » : this weird extravagant party

Il aurait été possible de faire quelque chose de semblable en français en insérant des virgules :

cette fête bizarre, extravagante

Mais je crois que ce faisant, j'aurais introduit un recul, une pause qui aurait donné plus d'importance à « extravagante », comme si cet adjectif venait préciser le premier. J'ai donc choisi de séparer les adjectifs par la conjonction « et », ce qui a l'avantage de les mettre sur un pied d'égalité, comme en anglais.

Quatrième difficulté :

They’d stayed up on one of her rich friends’ roof and watched the sun come up sharing a joint.

Ils étaient restés éveillés sur le toit de l’appart de l’un de ses amis riches et avaient regardé le soleil se lever en fumant un joint ensemble.

Un autre cas de his/her. En anglais, il est clair qu'ils se trouvent sur le toit de l'un de ses amis à elle, et j'ai dû me demander s'il était important de le préciser ou non.

« Ils étaient restés éveillés sur le toit de l’appart de l’un de ses amis riches à elle » me semblait un peu maladroit comme formulation et peut-être inutile comme information. Je crois que ce qui a préséance ici, c'est le moment précieux qu'ils ont passé ensemble. Que ce soit sur le toit de quelqu'un qui a de l'argent donne du contexte au moment (probablement qu'eux n'en ont pas), mais le fait que ce soit le toit d'un de ses amis à elle ou à lui me semble très secondaire. J'ai donc choisi de l'omettre.

J'ai également choisi d'étoffer en ajoutant « de l'appart », car ça me semblait être plus près de ce qu'un locuteur francophone dirait.

Cinquième difficulté :

...a strange specific gesture...

...un geste étrangement singulier... 

Ce « specific » m'a donné énormément de fil à retordre. En français, « spécifique », qui signifie ce qui permet de distinguer une chose d'une autre, ne semble pas rendre l'intimité de la scène qui est décrite et que l'homme compare à un moment où on décide de se faire tatouer la photo de l'autre dans le dos. J'ai considéré « particulier », mais là aussi, il me semblait que le mot n'évoquait pas adéquatement tout ce que le moment renfermait d'intime et d'unique. J'ai ainsi fini par utiliser « singulier » qui fait mieux ressortir le fait que ce moment n'appartient qu'à eux.

Sixième difficulté :

She used to rub his back, up by his shoulders, down the middle, with this certain, easy care...

Avant, elle lui frottait souvent le dos, au milieu des épaules, d'un geste assuré et naturel...

Au début, par automatisme, j'avais traduit She used to par « Elle avait d'habitude de », jusqu'à ce que je me rende compte que ce n'est pas réellement l'habitude qui est évoquée, mais plutôt le souvenir de ce que la femme faisait avant, au début de leur relation ou avant qu'ils aient un enfant. Vraisemblablement, elle ne le fait plus maintenant, alors que ce geste se trouve à la base de son désir d'avoir des enfants avec elle. Il fait donc référence non pas à une habitude, mais à quelque chose qui était alors commun entre eux.

Septième difficulté :

up by his shoulders, down the middle

au milieu des épaules

Je me suis longtemps demandée quel était le mouvement de la main dans le dos ainsi décrit, croyant que le « up » et le « down » faisaient référence à la façon dont elle bougeait sa main. En fait, ils indiquent plutôt l'endroit où elle le frotte : à hauteur d'épaules, en plein milieu.

Huitième difficulté :

this certain, easy care

d'un geste assuré et naturel

Beaucoup de traducteurs seraient aux anges s'il était facile de traduire « care ». Quand on « care », on cherche à prendre soin de l'autre, on fait attention à l'autre, on se préoccupe de l'autre, on est prévenant, on s'en fait pour lui, on fait preuve de sollicitude, voire parfois d'affection. Dans cet extrait, il ne me semblait toutefois pas nécessaire de traduire le terme directement, mais plutôt l'idée véhiculée : il est naturel pour la femme de vouloir prendre soin des autres, de s'occuper d'autrui, à un point tel qu'elle le fait avec assurance.

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