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Va-et-vient (9/11) ou la traduction de Swings, de Lynn Steger Strong

Ça te dirait qu’on se rencontre? dit-elle.

Ça faisait trois mois qu’ils se textaient. Le bébé marchait maintenant à quatre pattes. Julie n’avait pas trouvé de travail; il doutait qu’elle en ait vraiment cherché, mais il avait trop peur de le lui demander. Elle avait entrepris de sevrer le bébé parce qu’elle croyait qu’elle se sentirait moins folle comme ça, mais ça semblait avoir l’effet contraire.

Je suis marié, dit-il.

Je sais, répondit-elle. Juste pour discuter.

Il n’avait jamais trompé personne. Il n’avait jamais compris l’attrait. Une femme représentait déjà assez de travail comme ça. Il avait aimé Julie pendant presque toute sa vie adulte. Il n’avait pas beaucoup d’amis et ceux qu’il avait n’avaient pas d’enfants. Quand il leur parlait maintenant, c’était de part et d’autre d’un énorme gouffre creusé par le fait qu'eux dormaient toujours, mangeaient toujours et baisaient toujours leur femme comme des gens normaux. La plupart du temps, ils semblaient vouloir éviter de savoir ce qui se passait vraiment chez lui, juste au cas où ils décidaient un jour d’avoir des enfants.

O.K., dit-il.

***
Au travail, il était encore resté tard et il n’y avait plus personne. Il entra dans la cabine individuelle des toilettes et ferma la porte à double tour. Il avait son téléphone au cas où quelqu’un des TI vérifiait quelles recherches ils faisaient sur les ordinateurs de l'entreprise. Il s’assit sur le couvercle des toilettes, son pantalon descendu jusqu’aux chevilles, googla seins dans un soutien-gorge vert, obtint mille résultats et se branla en regardant la photo de ceux qui avaient l’air le moins refaits.

***
« Je t’aime, Julie », dit-il. « Je suis tellement désolé. »

Elle était en train d'allaiter le bébé; elle avait abandonné le sevrage. Sa production de lait avait cependant diminué et le bébé chignait au sein et elle se mit à pleurer.

« Fuck! », dit-elle. « Veux-tu bien me dire ce qui ne va pas avec moi. »

« Je pourrais préparer une bouteille », dit-il.

« Évidemment que tu pourrais », dit-elle.

***

Réflexions

Une des difficultés de traduction dans cet extrait est When he talked to them now it was over some massive gulf of their still sleeping and eating and fucking their wives like normal people, en particulier la partie que j'ai mise en gras.

Quand il leur parlait maintenant, c’était de part et d’autre d’un énorme gouffre creusé par le fait qu'eux dormaient toujours, mangeaient toujours et baisaient toujours leur femme comme des gens normaux.

Il est difficile de faire comme l'anglais et de mettre un possessif (their) et de substantiver en bloc tout ce qui suit avec des gérondifs. Ma proposition a pour effet de rallonger la phrase et d'introduire plus explicitement une relation de cause à effet : c'est à cause d'eux et de ce qu'ils sont toujours en mesure de faire que le gouffre s'est creusé. 

Elle insère aussi peut-être une certaine distance, une objectivité de point de vue qui n'est pas nécessairement présente dans l'anglais, qui lui est plus organique : on suit les pensées de l'homme et le cours que prennent celles-ci, et cette fluidité permet d'évoquer, dans une phrase qui se veut - faussement - simplement déclarative, le ressentiment que vit l'homme.

Cette objectivité est peut-être annulée par le fait que j'ai dû répéter « toujours », car contrairement au « still » anglais, il doit se placer après les verbes. Ça a pour effet de mettre en évidence le ressentiment (au lieu de seulement l'évoquer, comme en anglais), mais autrement, on aurait eu l'impression que le complément d'objet direct des trois verbes était « leur femme », ce qui n'aurait pas eu de sens.      

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