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Va-et-vient (11/11) ou la traduction de Swings, de Lynn Steger Strong

Quand il arrive à la maison, Julie est endormie et le bébé est encore une fois dans la balançoire mais elle est réveillée, fixant le mobile suspendu au-dessus d’elle, levant et baissant la tête au rythme du va-et-vient de la balançoire. 

« Salut toi », dit-il.

Il la prend et elle agrippe ses lunettes, et il l'emmène dans l’autre pièce pour ne pas réveiller Julie.

Il pense à Sonia, dans un train, puis dans un autre, qui écoute de la musique qu’elle lui a dit écouter dans une de leur chaîne de textos mais dont il n’a jamais entendu parler et qu’il n’a jamais cherchée plus avant. Il espère que peu importe quand elle rentrera à la maison, peu importe où se trouve cette maison, tout ira bien.

Il soulève le bébé et la tient devant lui. Il lui sourit, gonfle ses joues et elle pose ses mains sur son visage, il expire l’air et elle rit. Elle se met à chigner et il lui prépare une bouteille à la cuisine, et elle se blottit contre sa poitrine en buvant et s’endort, et il la remonte pour que son visage repose lourdement sur son épaule, et il la ramène dans la chambre avec Julie, se couche lentement près d’elle et les observe toutes les deux.

***

Sonia était nerveuse et ils n’avaient pas parlé de grand-chose. Elle lui avait posé des questions sur le bébé et il lui avait répondu, puis son visage lui avait paru s’enflammer et il avait voulu rentrer chez lui. Elle n’arrêtait pas de toucher le sien, de toucher aussi ses cheveux, et portait une main devant sa bouche chaque fois qu’elle tentait de parler après avoir pris une bouchée de muffin aux bleuets et il avait eu envie de tendre le bras, de lui prendre le poignet et de lui dire de s’il te plaît arrêter.

Bizarrement, il avait cru qu’il allait peut-être se mettre à pleurer. Il n’arrêtait pas de se dire qu’elle était une enfant. Il n’aurait jamais pensé qu’on était toujours enfant à 26 ans, mais la fille devant lui semblait tellement loin d’être complètement formée. Il avait voulu la raccompagner pour s’assurer qu’elle était bien rentrée à la maison, appeler ses parents pour qu’elle n’ait pas à rentrer seule. Il avait voulu se lever et partir et rentrer à la maison pour retrouver sa femme et ne rien dire, pour prendre le bébé à sa place, pour la laisser dormir.

***

Il se dit, couché avec elles, sa femme et sa fille, qu’il comprend pour la première fois à quel point la vie est précaire au fond. À quel point les petits choix sont tout aussi gros que les gros choix et à quel point les gros sont tout aussi petits. À quel point il possède beaucoup et rien à la fois, et à quel point ces deux émotions se ressemblent.

Il finit par comprendre à quel point il est terrifié.


FIN

Réflexions

Première difficulté : le sexe du bébé.

When he gets home Julie’s asleep and the baby’s in the swing again but she’s awake, staring at the mobile hanging over her, bobbing her head back and forth as the swing swings.

Quand il arrive à la maison, Julie est endormie et le bébé est encore une fois dans la balançoire mais elle est réveillée, fixant le mobile qui pend au-dessus d’elle, levant et baissant la tête au rythme du va-et-vient de la balançoire.

Dans la première phrase de cet extrait, l'auteure utilise d'abord le terme « baby » pour parler du bébé, puis continue avec le pronom « she », puisque le bébé est une fille. Ça fonctionne en anglais car les noms ne sont pas genrés, mais en français, j'ai dû me demander si j'utilisais le pronom « il », correspondant au genre du mot « bébé », ou le pronom « elle », correspondant au genre du bébé. Grammaticalement, il faudrait utiliser le masculin (« il »), mais puisque l'accent est mis sur ce personnage à la fin de la phrase et que la référence à son sexe est exprimée trois fois (le pronom « she » et le possessif « her »), j'ai choisi d'utiliser le pronom « elle ». Le bébé n'est pas simplement un bébé dans cette extrait, mais une personne à part entière, au centre de l'action. De plus, il me semblait que l'utilisation de « il » aurait introduit une certaine confusion chez le lecteur : parle-t-on de l'homme? Le bébé n'est-il pas une fille? 

J'aurais évidemment pu remplacer « le bébé » par « sa fille », ce qui aurait évité une incohérence grammaticale, mais se serait éloigné du texte original et du statut de ce personnage à cette étape de l'histoire. En effet, ce n'est que plus loin que ce personnage atteint le statut de « sa fille ». Jusqu'à maintenant, elle n'a été que « le bébé ».

J'aurais aussi pu couper la phrase en deux (Quand il arrive à la maison, Julie est endormie et le bébé est encore une fois dans la balançoire. Elle est réveillée, [...].), mais ça en aurait brisé le rythme, qui est un élément important de l'écriture de Lynn Steger Strong; il fait partie intégrante du récit. Il est porteur de sens et a un rôle important à jouer pour exprimer les émotions et l'état d'esprit des personnages au-delà de ce qui est écrit. Il doit donc être manipulé avec soin. Il faut s'appliquer à donner la même impression au lecteur de se trouver dans la tête de l'homme.

Ce qui nous mène à la deuxième difficulté : ne pas briser le rythme des phrases

Le rythme dans cet extrait (et probablement dans la majorité des autres extraits) s'appuie sur la répétition de « and » et de « how ». Cette répétition sert, dans certains cas, à évoquer une certaine obligation, ou une inévitabilité, dans le caractère banal de certaines actions ou, d'en d'autres cas, à présenter une succession de pensées qui finit souvent par mener à une réalisation, un peu comme si on était témoin des rouages du cerveau de l'homme qui tente de trouver un sens à ses émotions ou à la réalité. Voici un exemple de phrase avec « and » :

She starts to fuss and he makes her a bottle in the kitchen and nestles her into his chest as she eats and falls asleep and he lifts her so her face rests heavy on his shoulder and he brings her back into the room with Julie and lays down slowly right beside her and watches both of them.

Pour faciliter la lecture en français sans briser le rythme de la phrase, j'ai inséré quelques virgules et supprimé un des « et ». Cela a pour effet de quelque peu ralentir le rythme, mais permet tout de même d'obtenir l'effet désiré :

Elle se met à chigner et il lui prépare une bouteille à la cuisine, et elle se blottit contre sa poitrine en buvant et s’endort, et il la remonte pour que son visage repose lourdement sur son épaule, et la ramène dans la chambre avec Julie, se couche lentement près d’elle et les observe toutes les deux.

Voici un exemple avec « how » :

How small choices are just as big as big ones, how big ones are just as small; how he could have so much and have nothing and how close to one another those two feelings are.

À quel point les petits choix sont tout aussi gros que les gros choix et à quel point les gros sont tout aussi petits. À quel point il possède beaucoup et rien à la fois, et à quel point ces deux émotions se ressemblent.

Il aurait été possible de rédiger cette partie en supprimant quelques « à quel point » et la répétition de certains mots, tant en anglais qu'en français. Mais le seul fait que l'auteure ait répété tous ces mots est la preuve que la répétition a un rôle à jouer dans le texte et doit être conservée dans la traduction. Ici, elle crée un effet d'accumulation, d'un presque trop-plein d'émotions, qui mène à une réalisation inéluctable.

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