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Va-et-vient (3/11) ou la traduction de Swings, de Lynn Steger Strong

Elle sortit de la chambre, blafarde, le visage enflé. Elle entortilla ses cheveux sur le dessus de sa tête et les attacha. Elle portait une de ses chemises, pas de pantalon, et il pensa brièvement à la dernière fois qu'il l'avait baisée, la dernière fois qu'elle l'avait laissé faire – c'était l'impression que ça donnait maintenant quand ils couchaient ensemble. Il demandait et ils faisaient tous deux semblant qu'il ne demandait pas. Il quémandait sans dire un mot. Il reste que la dernière fois, elle était venue, pour la première fois, croyait-il, depuis l'arrivée du bébé. La dernière fois, elle l'avait chevauché, le bébé enfin endormi dans la balançoire électrique près de leur lit. Ils avaient même ri, ensemble. Ses seins nus, gonflés de lait, au-dessus de lui, ils avaient regardé le bébé qui se balançait, les sons de la forêt tropicale jouant trop fort, mais ils avaient craint de les éteindre, et ils avaient ri.

Le va-et-vient de la balançoire était brusque et rapide et Julie avait été au début réticente à l’y mettre, mais maintenant, quand il arrivait à la maison, le bébé s’y trouvait pratiquement toujours, allant et venant. Parfois, il s’inquiétait de l'effet de ce va-et-vient sur son cerveau. Mais elle y était calme alors qu’elle n’était calme nulle part ailleurs, à moins que ce soit dans les bras de quelqu’un qui marchait; à moins que ce soit à l’extérieur, fixée à la poitrine de quelqu’un.

Il se demandait maintenant parfois si Julie l’y laissait toute la journée.

***
« Tu veux manger quelque chose? » lui demanda-t-il.

Elle secoua la tête. Elle avait maigri au cours du dernier mois, elle était plus maigre encore qu’à n’importe quel moment depuis qu’ils s’étaient rencontrés. Pendant des semaines après l’arrivée du bébé, elle avait eu l'air toujours enceinte. Encore toute enflée, elle avait passé le plus clair de son temps torse nu parce que ses mamelons saignaient, gercés à cause de l’allaitement. Il avait été fasciné par sa forme étrange, par le fait même de son corps devenu cet espace inconnu, compliqué.
Elle avait dû subir une césarienne. Son travail avait duré quarante heures, puis ils l’avaient opérée d’urgence et pendant un certain temps après l’accouchement, il en avait voulu au bébé de ce qu’elle avait fait subir à Julie pour naître.

Tout avait été tellement animal, ses cris et sa façon de se tortiller, et lui qui l’aidait à marcher dans le corridor en lui tenant la main et passait peut-être trop de temps à consulter ses courriels sur son téléphone pendant qu’on examinait son cervix pour la trois millionième fois, et le médecin qui secouait la tête en prononçant un chiffre qui n’était pas le chiffre qu’ils espéraient et sortait de la chambre sans rien dire de plus.

Pendant le cours de quatre heures sur l’accouchement auquel Julie les avait inscrits à son studio de yoga, la femme avait dit, tellement souvent que lui et Julie en avaient ri par la suite, c’est la chose la plus naturelle au monde, et pendant toutes ces heures qu’elle avait passées à se tordre de douleur, il avait réussi à se convaincre que c’était vrai. Il avait cru que ça irait bien et qu’ils finiraient par passer à la prochaine étape; jusqu’à ce qu’il n’y croit plus, jusqu’à ce que le rythme cardiaque du bébé pose problème et que ça fasse trop longtemps que les eaux de Julie soient crevées et qu’il y ait, avaient-ils dit, un risque plus élevé d’infection, jusqu’à ce qu’ils gavent Julie de médicaments et qu’elle se mette à frissonner et que ses dents se mettent à claquer et qu’ils la transfèrent dans une salle où il devait porter un masque et une blouse chirurgicale et où tout était brillant, affuté. Sans faire exprès, il avait regardé de l’autre côté du rideau et il l’avait vue, le ventre ouvert. Il n’avait jamais aussi désespérément voulu aider et ne s’était jamais senti aussi mal équipé pour le faire.

***

Réflexion sur cet extrait

Première difficulté : Au tout début de cet extrait, la femme est décrite – She wore one of his shirts and no pants... – et on réalise qu'il n'est pas possible de rendre fidèlement l'image qu'avait en tête l'auteure au moment d'écrire ces lignes, pourtant si simples et banales. Quel genre de haut? Une chemise? Un t-shirt? Un coton ouaté? Un chandail à manches longues? La femme a-t-elle vraiment pris le temps de boutonner une chemise en plein  milieu de la nuit? Ou se balade-t-elle la chemise ouverte? S'il s'agit d'un t-shirt, pourquoi ne pas l'avoir écrit? Quelle image doit s'imposer à l'esprit du lecteur? Cette image est-elle importante pour la suite de l'histoire?

Puisqu'on ne se trouve pas dans la tête de l'auteure, on n'a d'autre choix que de se faire sa propre idée. J'ai opté pour la chemise (probablement ouverte) – pour demeurer près du shirt anglais – et le pantalon (ou plutôt le pas-de-pantalon). C'est cette image que j'ai en tête et que je veux évoquer chez le lecteur : une femme fatiguée qui porte la chemise de son conjoint qu'elle a peut-être agrippée sur le dos d'une chaise ou un crochet dans la chambre en venant le rejoindre à la cuisine, et qui en tient les pans refermés car elle n'a pas pris le temps de la boutonner.

Deuxième difficulté : Au moment de traduire ...he thought briefly of the last time he’d fucked her, the last time she’d let him, which was what it felt like now, when they had sex, je me suis demandé sur quoi je devais mettre l'accent dans cette dernière partie. Les rapports physiques ou l'amour entre eux? La relation ou l'acte? Il y a en effet une forme de gradation volontaire entre he'd fuck her et they had sex. Dans le premier, il est le seul agent et elle demeure passive, alors que dans le second, tous deux sont agents. Il y a donc une évolution du fuck au sex, mais on ne se rend pas jusqu'au they made love, qui logiquement, serait le prochain degré après sex. Quel degré y a-t-il entre « baiser » et « faire l'amour » en français? Comment traduire ce degré intermédiaire, plus factuel, plus ou moins vide d'émotions, de sentiments ou d'investissement?

Avant d'écrire ce billet, je n'avais toujours pas trouvé ma solution. J'avais décidé d'y aller avec la formulation qui les faisait agir tous les deux, c'est-à-dire « faire l'amour », même si, en anglais, ils ne vont pas jusque là, car je ne voyais rien en français qui fonctionnait mieux. Puis, il y a littéralement deux minutes, j'ai pensé à « coucher ensemble ». (Mieux vaut tard que jamais!) Je crois maintenant que c'est ce qui convient le mieux à la situation : c'est factuel, les deux sont agents et ça n'évoque pas nécessairement de sentiments.

Pour terminer, voici mon passage préféré de cet extrait :

They’d laughed even, together. Her bare breasts, swollen with milk, on top of him, they’d looked over at the swinging baby, rainforest noises playing too loudly, too afraid to turn it off, and they had laughed.

Tellement beau.

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