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Va-et-vient (5/11) ou la traduction de Swings, de Lynn Steger Strong

Au travail, il pensait parfois à elles, et parfois il se souvenait d’elles, qu’elles étaient à la maison sans lui, et il était étonné d’avoir pu passer autant de temps, peu importe combien de temps, une heure, quarante minutes, sans se demander comment elles allaient. Il aimait bien son emploi et savait qu’il aurait dû être reconnaissant de ne pas le détester. Grâce à lui, ils bénéficiaient d’une assurance-maladie, payaient leurs factures. Il lui arrivait souvent de devoir rester tard et quand il revenait à la maison et constatait qu’elle avait commandé une autre boîte de frites du petit restaurant au coin de la rue pour souper, il devait faire un effort pour ne pas lui dire qu’il s'inquiétait que ce soit tout ce qu’elle mangeait.

***

Il reçut le second texto des seins deux jours plus tard. Ce n’étaient pas les seins, mais plutôt la propriétaire des seins. Il avait supprimé les premiers textos, mais le numéro était resté gravé dans sa mémoire.

Comment ça va? demanda-t-elle. Tout ce qu’il y avait de plus inoffensif comparativement au premier message.

Il était dans le métro. Il était resté tard au travail et sa femme l’avait texté pour lui dire qu’elle commandait du resto et lui demander s’il voulait quelque chose.

Fatigué, répondit-il à la fille dont il ne connaissait pas le nom mais dont il avait vu les seins, la couleur de son soutien-gorge contre celle de sa peau toujours facile à évoquer dans son esprit.

Elle lui envoya alors une suite d’émojis qu’il ne comprit pas et il les supprima, Il texta à sa femme qu'il voulait des doigts de poulet, puis lut un article sur la prolifération nucléaire à l’écran de son téléphone.

Cette nuit-là, lui et Julie se disputèrent. Il portait des lunettes. En théorie, aux yeux de la loi, il était aveugle sans elles. Il s’était levé parce qu’il avait entendu pleurer le bébé, et il s’était rendu à la cuisine. Il avait vu son corps sans pouvoir discerner ce qu’elle faisait et il lui avait demandé.

« Qu’est-ce que tu fais? » avait-il dit parce qu’il ne pouvait pas la voir.

Elle lui faisait dos, il s’en rendit compte après avoir trouvé ses lunettes sur le comptoir. Il reconnut son erreur aussitôt qu’il avait posé la question, mais il était alors trop tard.

« Qu’est-ce que tu veux dire, ce que je fais? » dit-elle, en colère. « Je fais ce que tout bon parent doit faire », dit-elle. « Je garde en vie l’enfant qu’on a fait. »

Il se tint immobile et tenta de ne pas lui crier dessus en retour.

« Mes lunettes », dit-il.

« Qu’as-tu fait pour la garder en vie aujourd’hui? » dit-elle.

« J’ai travaillé », répondit-il.

« C’est ça », dit-elle. « Parce que tu es la seule putain de personne fonctionnelle ici. »

Elle était en train de préparer une bouteille, ce qui, en partie, causait sa frustration. Sa production de lait diminuait à cette heure de la nuit et elle avait commencé à donner une bouteille au bébé en espérant la faire dormir plus longtemps, et bien qu’il comprît vaguement qu’elle y voyait un échec de sa part, ça l’inquiétait un peu, la violence avec laquelle cette frustration se manifestait chaque fois qu’elle se levait pour préparer la bouteille au milieu de la nuit. Comment elle semblait même en vouloir à la boîte de formule sur le comptoir de la cuisine chaque fois qu’elle passait à côté. Il lui avait offert de le faire à sa place, de faire de ce boire son boire à lui, mais elle avait dit que c’était ridicule, qu’elle ne pouvait pas dormir quand le bébé ne dormait pas, qu’elle aimait la tenir contre elle pendant qu’elle buvait à la bouteille, et même si elle ne buvait pas le lait de ses seins, au moins il y avait le peau-à-peau et elle respirait son odeur. Il en avait de la peau lui aussi, mais il ne lui fit pas remarquer. Il avait peur de sa femme la plupart du temps, c’était la réalité, leur vie ensemble maintenant, et quand elle parlait, il faisait généralement son possible pour acquiescer et faire ce qu’elle lui disait de faire.

***

Ça va mieux? lui texta la fille aux seins le soir suivant quand il était dans le métro.

Un peu, dit-il. Dure nuit.

Je sais ce que c’est, dit-elle.

Il rit tellement fort que la femme assise à côté de lui regarda son écran, peut-être pour voir ce qu’il y avait d’aussi drôle. Il l’imagina, cette fille qu’il n’avait jamais vue au-delà de son soutien-gorge vert et de sa peau pâle, en train de boire et de danser quelque part, penser qu’il aurait pu être en train de faire quelque chose de semblable.

***

Au travail, il répondit au nom de Julie à un test sur la dépression postpartum et il (en tant qu’elle) obtint cent pour cent.

Il googla quoi faire quand votre femme souffre de dépression postpartum et se fit dire que peu importe ce qu’il disait, elle penserait qu’il mentait et se sentirait mal. Ça disait que plus longtemps on l’ignorait, plus de temps ça prendrait à se régler. Ça disait qu’il pouvait tout de même lui dire qu’il l’aimait, lui dire qu’il comprenait et qu’il était là pour elle, mais ça disait aussi qu’elle croirait probablement que c’était de la bullshit.

***

Ce soir-là, il rentra tôt à la maison. Il prit le bébé sans dire un mot et alla au restaurant et commanda des frites pour elle et des doigts de poulet pour lui et une caisse de six bouteilles de sa bière préférée à elle. Comme s’il marchait sur des œufs, il lui posa des questions sur ce qu’elle avait vu pendant leur promenade ce jour-là et sur ce que le bébé avait fait, et tant que le bébé ne tétait pas, il la garda dans ses bras et lui fit des grimaces et ils la regardèrent tous les deux, un tantinet émerveillés par ce qui était leur.

Quand il refit le test sur la dépression postpartum le lendemain, il n’obtint (en tant qu’elle) que 86.

***

Réflexions

Première difficulté : That night, he went home early and he took the baby without talking and went to the diner and got her french fries and him chicken fingers and a six-pack of her favorite beer. 

La plus grosse difficulté dans cet extrait est la traduction de « his » et « her ». C'est une difficulté qui ne s'est pas véritablement posée jusqu'à maintenant, car il n'y a pas eu d'extraits où on passait rapidement de choses qui appartenaient à l'un et à l'autre, et ce à quoi on faisait référence était relativement clair. Ou si ça s'est posé (she seemed to define what must be a good mother as everything her mother hadn’t done), la dynamique entre les personnage n'était pas particulièrement affectée d'une manière ou d'une autre. 

Je m'explique : ce qui arrive avec « his/her », c'est qu'on doit allonger les phrases en français si on croit qu'il est important de préciser à qui on fait référence. Et dans ce cas-ci, c'est important parce que ce qui est central dans l'histoire, ce sont les relations entre les personnes, les gestes posés ou non pour et contre l'autre. Si on traduisait simplement par « son » ou « sa », sans préciser, on ne verrait pas qu'il fait l'effort d'acheter sa bière préférée à elle. On pourrait facilement comprendre qu'il a acheté sa bière préférée à lui, sans se préoccuper de ce que voudrait sa femme, ce qui ne serait pas représentatif de la dynamique entre les deux, ou de son intention, qui est de lui faire plaisir.

Deuxième difficulté : night
On retrouve night à maintes reprises dans cet extrait et il faut déterminer s'il s'agit du soir ou de la nuit. Dans certains cas, c'est évident, mais pas dans le premier : That night, he and Julie fought. Il faut pratiquement lire la scène complète pour connaître le contexte et avoir une meilleure idée du moment de la journée. Au début, j'avais traduit par « Ce soir-là », mais les phrases contenant les autres occurences de night ont mis en évidence que je m'étais trompée : Her milk supply dropped around this time of night..., ...each time she got up to mix the bottle in the middle of the night... 

La prochaine scène, pour sa part, s'ouvre sur The boob girl texted the next night while he was on the subway, et cette fois, il semble clair qu'il s'agit du soir et non de la nuit (dont il parle d'ailleurs en répondant Rough night, introduisant l'autre sens de night). Il en va de même avec That night, he went home early and he took the baby without talking... Puisqu'il rentre après le travail, il est raisonnable de penser que c'est du soir dont il s'agit et non de la nuit, surtout qu'il prend le bébé (il n'irait pas la chercher dans son lit si c'était la nuit et qu'elle dormait).

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