Au travail, il pensait
parfois à elles, et parfois il se souvenait d’elles, qu’elles étaient à la
maison sans lui, et il était étonné d’avoir pu passer autant de temps, peu
importe combien de temps, une heure, quarante minutes, sans se demander comment
elles allaient. Il aimait bien son emploi et savait qu’il aurait dû être reconnaissant
de ne pas le détester. Grâce à lui, ils bénéficiaient d’une assurance-maladie,
payaient leurs factures. Il lui arrivait souvent de devoir rester tard et quand
il revenait à la maison et constatait qu’elle avait commandé une autre boîte de frites du petit restaurant au coin de la rue pour souper, il devait faire un
effort pour ne pas lui dire qu’il s'inquiétait que ce soit tout ce qu’elle
mangeait.
***
Il reçut le second
texto des seins deux jours plus tard. Ce n’étaient pas les seins, mais plutôt
la propriétaire des seins. Il avait supprimé les premiers textos, mais le
numéro était resté gravé dans sa mémoire.
Comment ça va? demanda-t-elle. Tout ce qu’il y avait de plus
inoffensif comparativement au premier message.
Il était dans le
métro. Il était resté tard au travail et sa femme l’avait texté pour lui dire
qu’elle commandait du resto et lui demander s’il voulait quelque chose.
Fatigué, répondit-il à la fille dont il ne connaissait
pas le nom mais dont il avait vu les seins, la couleur de son soutien-gorge
contre celle de sa peau toujours facile à évoquer dans son esprit.
Elle lui envoya alors une suite d’émojis qu’il ne comprit pas et il les supprima, Il texta à sa femme qu'il voulait des doigts de poulet, puis lut un article sur la prolifération nucléaire à l’écran de son téléphone.
Cette nuit-là, lui et
Julie se disputèrent. Il portait des lunettes. En théorie, aux yeux de la loi,
il était aveugle sans elles. Il s’était levé parce qu’il avait entendu pleurer
le bébé, et il s’était rendu à la cuisine. Il avait vu son corps sans pouvoir
discerner ce qu’elle faisait et il lui avait demandé.
« Qu’est-ce que tu
fais? » avait-il dit parce qu’il ne pouvait pas la voir.
Elle lui faisait dos,
il s’en rendit compte après avoir trouvé ses lunettes sur le comptoir. Il
reconnut son erreur aussitôt qu’il avait posé la question, mais il était alors trop
tard.
« Qu’est-ce que tu
veux dire, ce que je fais? » dit-elle, en colère. « Je fais ce que tout bon
parent doit faire », dit-elle. « Je garde en vie l’enfant qu’on a fait. »
Il se tint immobile et
tenta de ne pas lui crier dessus en retour.
« Mes lunettes »,
dit-il.
« Qu’as-tu fait pour
la garder en vie aujourd’hui? » dit-elle.
« J’ai travaillé »,
répondit-il.
« C’est ça »,
dit-elle. « Parce que tu es la seule putain de personne fonctionnelle
ici. »
Elle était en train de
préparer une bouteille, ce qui, en partie, causait sa frustration. Sa
production de lait diminuait à cette heure de la nuit et elle avait commencé à
donner une bouteille au bébé en espérant la faire dormir plus longtemps, et
bien qu’il comprît vaguement qu’elle y voyait un échec de sa part, ça
l’inquiétait un peu, la violence avec laquelle cette frustration se manifestait
chaque fois qu’elle se levait pour préparer la bouteille au milieu de la nuit.
Comment elle semblait même en vouloir à la boîte de formule sur le comptoir de
la cuisine chaque fois qu’elle passait à côté. Il lui avait offert de le faire
à sa place, de faire de ce boire son boire à lui, mais elle avait dit que
c’était ridicule, qu’elle ne pouvait pas dormir quand le bébé ne dormait pas,
qu’elle aimait la tenir contre elle pendant qu’elle buvait à la bouteille, et
même si elle ne buvait pas le lait de ses seins, au moins il y avait le
peau-à-peau et elle respirait son odeur. Il en avait de la peau lui aussi, mais
il ne lui fit pas remarquer. Il avait peur de sa femme la plupart du temps,
c’était la réalité, leur vie ensemble maintenant, et quand elle parlait, il
faisait généralement son possible pour acquiescer et faire ce qu’elle lui
disait de faire.
***
Ça va mieux? lui texta la fille aux seins le soir suivant
quand il était dans le métro.
Un peu, dit-il. Dure nuit.
Je sais ce que
c’est, dit-elle.
Il rit tellement fort
que la femme assise à côté de lui regarda son écran, peut-être pour voir ce
qu’il y avait d’aussi drôle. Il l’imagina, cette fille qu’il n’avait jamais vue
au-delà de son soutien-gorge vert et de sa peau pâle, en train de boire et de
danser quelque part, penser qu’il aurait pu être en train de faire quelque
chose de semblable.
***
Au travail, il
répondit au nom de Julie à un test sur la dépression postpartum et il (en tant
qu’elle) obtint cent pour cent.
Il googla quoi faire
quand votre femme souffre de dépression postpartum et se fit dire que peu
importe ce qu’il disait, elle penserait qu’il mentait et se sentirait mal. Ça
disait que plus longtemps on l’ignorait, plus de temps ça prendrait à se
régler. Ça disait qu’il pouvait tout de même lui dire qu’il l’aimait, lui dire
qu’il comprenait et qu’il était là pour elle, mais ça disait aussi qu’elle
croirait probablement que c’était de la bullshit.
***
Ce soir-là, il rentra
tôt à la maison. Il prit le bébé sans dire un mot et alla au restaurant et
commanda des frites pour elle et des doigts de poulet pour lui et une caisse de
six bouteilles de sa bière préférée à elle. Comme s’il marchait sur des œufs,
il lui posa des questions sur ce qu’elle avait vu pendant leur promenade ce
jour-là et sur ce que le bébé avait fait, et tant que le bébé ne tétait pas, il
la garda dans ses bras et lui fit des grimaces et ils la regardèrent tous les
deux, un tantinet émerveillés par ce qui était leur.
Quand il refit le test
sur la dépression postpartum le lendemain, il n’obtint (en tant qu’elle) que
86.
***
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