Passer au contenu principal

La traduction de mots inventés

Pour illustrer mes propos dans ce qui suit, j'utiliserai l'exemple de l'auteur que j'ai le plus traduit jusqu'à présent, soit Rich Larson. Jeune auteur anglo-canadien, Rich Larson a près de 150 publications à son actif, dont un recueil de nouvelles, Tomorrow Factory, et un roman, Annex. Son domaine de prédilection est la littérature dite de genre, plus précisément la science-fiction, le fantastique et l’horreur. 
La création de mots par les auteurs de science-fiction témoigne de cette utilisation innovante de concepts dont je parlais dans le billet précédent – et c’est peut-être sur ce point seulement que je pourrais avancer que la traduction de textes de science-fiction diffère de la traduction de textes littéraires d’ordre plus général : la traductrice doit en effet avoir un minimum de ressources créatives pour arriver à inventer de toutes pièces certains éléments de sa propre langue. Ces ressources devront être plus ou moins vastes selon la complexité des concepts qui sont signifiés par les mots inventés dans la langue de départ. Souvent, ceux-ci peuvent être formés assez facilement dans la langue d’arrivée, en utilisant les mêmes procédés que ceux utilisés dans la langue originale, le but étant toujours d’évoquer les mêmes images dans les deux cas. Par exemple, « lowburb »[1] et « follow-cam »[2] deviennent en français « basselieue »[3] et « filacam »[4]. En principe simple, clair et facile à comprendre pour le lecteur.
D’autres termes peuvent présenter un niveau de difficulté plus élevé pour la traductrice, qui, d’emblée, souhaite généralement honorer le texte en en traduisant tous les mots inventés. Certains termes, par exemple, font référence à des concepts ou des constructions qui sont très parlants dans la langue de départ et il faut faire preuve de créativité pour trouver des mots équivalents dans la langue d’arrivée. Par exemple, le concept de « first-lifer », présent dans la nouvelle An Evening with Severyn Grimes[5], fait référence à une personne qui n’a jamais été transférée à un autre corps après avoir épuisé son premier[6]. Traduire par « premier-vivant », en suivant le principe de formation du terme en anglais, ou par une molle variation sur le même thème, comme « primivivant » ou « univivant », aurait provoqué un glissement de sens par rapport au mot anglais, qui donne plus d’importance à l’aspect de durée qu’à celui de vie. Je l’ai donc traduit par « primincarné », qui véhicule mieux selon moi le sens, le poids et la durée véhiculés par le terme anglais.  
« Dozr », le nom d’un médicament qui plonge celui qui le prend en sommeil paradoxal, et agit comme interface pour voyager virtuellement sur les réseaux électroniques, offre un autre exemple de mot inventé à quotient de difficulté de traduction plus élevé, étant donné l’idée qu’il évoque. En règle générale, il est préférable de conserver les noms propres puisqu’ils font partie de ce qui donne sa saveur au texte. Or, « Dozr » tel quel n’évoque malheureusement rien en français[7], ce qui sert mal le texte et l’intrigue. Pour préserver le caractère évocateur du médicament, je l’ai donc traduit par « Somnol », faisant ainsi référence à la fois au sommeil et au nom d’un médicament (par le suffixe « –ol », fréquent en pharmacie[8]). Il est plus rare encore, voire contre-indiqué, de changer les noms des personnages pour conserver le sens de départ d’un texte. Il peut tout de même parfois paraître nécessaire de le faire. Par exemple, le chat aux longs poils blancs dans Fifteen Minutes Hate se nomme en anglais « Snowman », un nom très peu évocateur pour un public unilingue francophone qui n'a jamais été exposé à l'anglais (ça existe). Je l’ai donc rendu par « Yéti » dans la traduction.
D’autres termes, pourtant si simplement formés dans la langue de départ, forcent la traductrice à déployer des trésors d’imagination pour trouver des constructions qui offrent la même fluidité sémantique dans la langue d’arrivée. Efforts qui parfois se révèlent malheureusement stériles. Par exemple, traduire « plasticuffs »[9] par un néologisme qui utiliserait le même principe de formation du mot anglais donnerait une construction comme « plastinottes » ou « menastiques », ce qui diminuerait le sens véhiculé par le terme anglais – car il serait beaucoup moins parlant en français – et compliquerait indûment la lecture. Aussi, ai-je considéré préférable dans ce cas d’expliciter le terme et de le traduire par « menottes de plastique ». Certes, j’ai du coup éliminé un mot inventé, intentionnellement placé là par l’auteur, mais au profit d’une lecture dont le rythme n’est pas brisé et qui permet de focaliser l’attention du lecteur ailleurs que sur une construction lexicale obscure. En effet, un néologisme qui n’est pas aussi facilement compris dans la langue d’arrivée que dans la langue originale finit par diminuer le sens véhiculé par le terme original. En outre, un terme qui embrouille plus qu’il n’évoque nuit au texte.
La traductrice doit donc toujours faire des choix qui visent à servir le texte du mieux qu’elle le peut afin de perpétuer ce qui le rend digne d’intérêt, tout en tentant de conserver la voix et le style de l’auteur. Dans le cas de Rich Larson, cela signifie garder un langage parlé tout aussi naturel que dans la version originale, percevoir les nuances et les subtilités de certaines constructions qui, si mal comprises – et mal traduites –, ne signifient rien et ne servent pas le récit, lui font perdre de sa profondeur ou le contredisent, inventer des mots qui se comprennent à la première lecture et, très souvent, trouver des formulations dont le sens est multiple. Oh, et ça ne nuit pas non plus de s’y connaître un peu en basketball…



(Troisième extrait retravaillé de mon article publié dans la revue française Galaxies, numéro 61, Dossier spécial sur la science-fiction au Québec dirigé par Jean-Louis Trudel, septembre 2019)


[1] « Edited » (2018). Tomorrow Factory, Talos Press, New York
[2] « Fifteen Minutes Hate » (2018). Apex Magazine
[3] « Corrigé » (2019). Brins d’éternité 53
[4] « Les Quinze minutes de la haine » (2018). Brins d’éternité 51
[5] « An evening with Severyn Grimes » (2018). Tomorrow Factory, Talos Press, New York
[6] Le concept est repris dans une autre nouvelle de Rich Larson, « Jonas and the Fox », publiée dans Clarkesworld en 2016 et reprise dans The Year’s Best Science Fiction : Thirty-Fourth Annual Collection, anthologie dirigée par le regretté Gardner Dozois.
[7] Ou s’il évoque quelque chose, le mot « dose » par exemple, c’est tout autre chose que ce qu’il devrait évoquer et éloigne donc de la signification originale du nom.
[8] Cf. par exemple Pharmacie.ma et onmeda.fr
[9] « Smear Job », Analog Science Fiction and Fact, décembre 2018.


Commentaires