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Traduction et polysémie


Trouver des équivalents en français qui sont tout aussi polysémiques que les termes originaux est une des principales difficultés de la traductrice qui cherche à faire honneur aux différents niveaux de sens d’un texte. Il n’est malheureusement pas toujours possible de le faire sans se perdre dans les méandres de phrases alambiquées et ainsi dénaturer le texte. Il faut choisir ses combats et faire des choix.
En règle générale, la polysémie doit toujours être conservée, car certains passages, anodins en apparence, se révèlent lourds de sens quand on en saisit les multiples significations ou ce qu’ils sous-entendent. Par exemple, dans Smear Job[1], le titre même du texte présente un problème de traduction de par les deux sens que l’auteur y attache dans le texte. En effet, outre l’idée attendue de campagne de salissage, ce terme évoque également une intervention chirurgicale qui a pour effet de brouiller la vue de la personne qui la subit et de l’empêcher, sélectivement, de voir certaines choses (en l’occurrence, les personnes de moins de 18 ans). Le terme fait donc référence à la fois à l’effet d’une telle procédure sur la réputation et à son effet réel sur la personne, ce qui entraîne des conséquences graves plus tard dans le récit. La solution en français? À défaut d’avoir un terme équivalant à ces deux concepts, il faut en choisir un qui pourrait, avec un peu d’imagination, s’en rapprocher. Dans le cas de « smear job », j’ai choisi « salissure » parce qu’il rappelle le « salissage » de la campagne de salissage, tout en évoquant l’état physique de ce qui est sale, mais seulement en partie. Il s’agit d’une solution qui est loin d’être parfaite, mais parfois traduire, c’est sacrifier certains mots à l’autel de l’imperfection (et d’une certaine insatisfaction) au bénéfice de l’ensemble de l’œuvre.
Force est donc de constater que la traductrice littéraire jouit d’une relative liberté créative, tout en étant limitée par les règles de sa langue, l’efficacité des équivalents qu’elle trouve et le choix des mots possibles. Mais outre cette liberté dans le choix des mots, elle a également le loisir de décider si elle souhaite coller de très près au texte, en rester près tout en le transformant juste assez pour le rendre plus idiomatique dans sa langue ou laisser libre cours à sa propre plume, à sa propre poésie. En ce qui me concerne, je choisis généralement de coller de près aux textes que je traduis. C’est un moyen pour moi de rester fidèle au style de l’auteur, de me laisser guider par lui et, dans le cas de la science-fiction, de mieux véhiculer cette étrangeté qui lui est intrinsèque. Cela ne signifie pas pour autant que les phrases sont incompréhensibles en français ou qu’elles sont des traductions mot pour mot. Pour qu’un texte touche le lecteur, ce dernier doit être en mesure de le comprendre.
Une contrainte supplémentaire quant à la littéralité de la traduction peut être imposée de l’extérieur. En effet, il peut arriver que des directions littéraires aient des exigences précises en matière de traductions et souhaitent que celles-ci demeurent le plus près possible du texte original en ce qui a trait au contenu et aux références. Ainsi, elles seront plus frileuses à toute adaptation des lieux, des noms des personnages ou encore à tout ajout visant à clarifier l’action, mais qui ne correspond à rien dans le texte original. Dans ces cas-là, la liberté qu’offre la traduction s’arrête aussi là où celle de la direction littéraire commence.[2]
(Quatrième extrait retravaillé de mon article publié dans la revue française Galaxies, numéro 61, Dossier spécial sur la science-fiction au Québec dirigé par Jean-Louis Trudel, septembre 2019)


[1] Paru dans Analog Science Fiction and Fact en décembre 2018.
[2] Par exemple, à l’origine, j’avais adapté « Sombre Cœur chaud » pour que l’action se déroule à Gatineau, une ville québécoise et francophone, au lieu d’Edmonton, une ville albertaine et anglophone. Les noms des personnages avaient également été modifiés, tantôt pour franciser la famille des personnages, tantôt pour faire un clin d’œil à des gens que je connais. J’ai dû redéménager tout ce beau monde à Edmonton lors de la publication de la traduction dans Solaris 209.

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