Une nouvelle fois, pour illustrer mes propos, j'utiliserai l'exemple de Rich Larson, auteur que j'ai le plus traduit jusqu'à présent.
Si un lectorat québécois peut comprendre
aisément les expressions plus typiquement françaises de par son exposition,
depuis sa tendre enfance, à une culture générale française, notamment par la
consommation de productions culturelles en provenance de l’Hexagone ou de
doublage made in France de films et
d’émissions, l’inverse ne va pas de soi. Ainsi, traduire pour un lectorat
européen quand on est Québécoise et qu'on aspire à faire publier ses traductions en Europe exigera souvent de camoufler sa spécificité culturelle et linguistique pour rendre plus neutres certaines expressions et
références culturelles, tout en évitant de diluer le texte.
Il est d'autant plus essentiel de prendre
en considération à qui s’adresse la traduction que le langage familier et parlé en français
n’a généralement pas la même structure, le même vocabulaire ou les mêmes
références d’un côté et de l’autre de l’Atlantique. Par exemple, en français
québécois, « trou de cul » rend très bien le terme anglais « asshole »; il
est plus insultant que le « trou du cul » français. En France, « connard » rend
mieux le concept de « asshole », c’est-à-dire d’un être égocentrique qui, au quotidien, se
sert des autres à son propre avantage[1].
Bien que la majorité des textes de Rich Larson
que j’ai traduits l’aient été pour un lectorat canadien, l’un d’entre eux, Fifteen Minutes Hate (Les Quinze minutes
de la haine[2]), l’a été expressément
pour un lectorat européen. Je l’ai truffé de jurons typiquement français (« putain »,
« merde », « salope ») et de termes qui ne seraient jamais utilisés en langage
parlé au Québec (« soutif », « schlinguer », « niquer ») et suis particulièrement demeurée à l'affût de structures syntaxiques et grammaticales inspirées malgré moi de l'anglais. Il est cependant
aussi possible de traduire pour un lectorat hybride qui se situerait quelque
part au milieu de l’océan de la francophonie. Sombre Cœur chaud[3]
(traduction de Dark Warm Heart[4]) pourrait en
constituer un exemple, car bien qu’indubitablement québécoise, la traduction de
cette nouvelle fantastique sur le thème du windigo
peut être comprise par un lectorat européen le moindrement ouvert d’esprit et
réceptif à un peu de différence dialectale. La traduction de Scrubbed[5], Décrassage, qui
est parue en septembre 2019 dans la revue Galaxies offre
un autre exemple d’une traduction en français plus neutre.
Certains aspects ne peuvent toutefois pas être
adaptés sans complètement trahir le texte et le dénaturer. Par exemple, Rich
Larson fait régulièrement référence au basketball dans ses textes, un sport
qu’il affectionne particulièrement. Typiquement nord-américain, ce sport n’est pas d’emblée associé à la culture et à la langue
françaises. Cette référence à la culture populaire américaine fait cependant partie
intégrante des textes de l’auteur et il serait mal venu de changer complètement
de sport pour le remplacer par un stéréotype culturel adapté à la région (par exemple, par le football pour les Européens ou
le hockey pour les Québécois).
Cette liberté de varier la forme du texte pour
l’adapter au lectorat est un des privilèges de la traductrice. Elle met aussi
en évidence ce fait fascinant qu’il ne peut jamais vraiment y avoir de traduction définitive, d’une
part parce qu’il n’est pas possible de réellement savoir ce que voulait dire l’auteur
(à moins d’avoir la chance de le connaître ou d’y avoir accès pour lui poser
des questions) et d’autre part, parce qu’il y a autant de façons d’aborder,
d’interpréter et de traduire un texte qu’il y a de traducteurs.
(Cinquième extrait retravaillé de mon article publié dans la revue française Galaxies, numéro 61, Dossier spécial sur la science-fiction au Québec dirigé par Jean-Louis Trudel, septembre 2019)
[3] Solaris 209 (2019)
[4] Tor.com. (2017)
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